Algérie : l’épouvantail du chaos comme stratégie de domination Par Mohamed Tahar Bensaada

Les violences regrettables qui ont accompagné la grève sauvage des commerçants dans la wilaya de Béjaïa et la tentative de certains groupes d’étendre le brasier dans la capitale, même si cette tentative a lamentablement échoué grâce à l’intervention vigilante de la population, n’ont pas manqué de reposer la question lancinante des enjeux politiques qui se cachent derrière ces émeutes récurrentes dans une région habituée à servir de terrain aux règlements de comptes entre différentes factions d’un système à l’agonie. Si la contestation des mesures antisociales contenues dans la Loi des finances 2017, qui a servi de détonateur au mouvement de grève, est tout à fait légitime, force est de reconnaître que la mobilisation sociale en vue de défendre le pouvoir d’achat des catégories populaires gagnerait à éviter de se mélanger aux comportements égoïstes d’une classe marchande qui a fait sa fortune à l’ombre du protectionnisme de l’Etat rentier et qui ne veut pas aujourd’hui entendre parler de taxes et d’impôts comme l’illustre le chiffre effarant de l’évasion fiscale en Algérie.

Mais au-delà de la question sociale proprement dite, il est important de se pencher sur l’arrière-fonds politique de cette grève. Comment se fait-il que des commerçants acceptent de se lancer dans une grève sauvage à l’appel de groupes anonymes sur les réseaux sociaux ? Comment et par qui le relais a été fait entre les acteurs qui ont lancé le mot d’ordre de grève et les commerçants dans plusieurs wilayas ? L’utilisation de jeunes désœuvrés dans le cadre de ce mouvement de grève sauvage est un autre aspect qui mérite réflexion dans la mesure où les violences qu’a connus la wilaya de Béjaïa pourraient parfaitement constituer une sorte de répétition générale pour d’autres tentatives de déstabilisation plus inquiétantes à l’avenir. Autant de questions qui nourrissent comme on pouvait s’y attendre les rumeurs les plus folles et les discours conspirationnistes les plus délirants. Pour les uns, il s’agirait tout simplement d’un coup prémédité par les services de sécurité ou une partie au sein du pouvoir pour faire peur à la population et la détourner de tout mouvement de contestation sociale et pacifique. Pour les autres, il s’agirait d’un mouvement actionné par des mains étrangères pressées d’exporter le « printemps arabe » en Algérie. Les officiels algériens se contentent de leur côté d’incriminer des « parties anonymes », internes et externes, qui chercheraient à déstabiliser l’Algérie sans plus de précisions.

Toutes ces hypothèses méritent une attention sérieuse mais ce qui nous intéresse dans cet article ce n’est pas tant la question de qui est derrière quoi mais quelles sont les perspectives politiques qui risquent de s’imposer à la faveur de telle ou telle évolution des évènements en Algérie. C’est à partir de là que nous pourrions examiner les différentes hypothèses explicatives de ce qui se passe ou qui risque de se passer dans les mois et années qui viennent. Les différentes hypothèses évoquées ont un dénominateur commun, quelle qu’en soit la source, le chaos apparaît comme la seule perspective recherchée par les acteurs de l’ombre. Il convient donc d’examiner de plus près cette question. De nombreuses voix répercutent les discours alarmistes de ceux qui pérorent sur les réseaux sociaux qu’après la Syrie viendra le tour de l’Algérie. D’abord la situation qui prévaut en Algérie n’a rien à voir avec la situation qui prévalait en Syrie en 2011 au moment où a commencé le soulèvement populaire dans ce pays, un soulèvement pacifique qui a été par la suite complètement dénaturé, comme on le sait, par les différentes ingérences étrangères. La meilleure preuve c’est que les émeutes de janvier 2011, dans lesquelles certaines parties ont vu comme un signal de départ d’un « printemps arabe » en Algérie, ont lamentablement échoué.

Mais au-delà de la différence entre les situations des deux pays, il y a un paramètre stratégique dont il faut tenir compte. Les groupements d’intérêts internes régulièrement pointés du doigt (la fameuse mafia politico-financière) et les puissances étrangères directement concernées par la situation en Algérie (à commencer par la France) ont-ils vraiment intérêt à ce que la maison Algérie brûle ? A regarder les choses de plus près, force est de reconnaitre que les choses ne sont pas aussi simples que le voudraient certains discours schématiques.. La classe politique française de droite comme de gauche sait pertinemment que la crise actuelle des réfugiés et les dégâts sécuritaires collatéraux du conflit syrien que la France gère tant bien que mal actuellement seront un jeu d’enfants en comparaison avec ce qui l’attend si l’Algérie plongeait dans un scénario à la syrienne. En fait, contrairement à une certaine propagande relayée sans esprit critique par des sites « patriotards » imbéciles, l’Algérie n’a pas à craindre le scénario syrien dans la conjoncture actuelle. Bien entendu, dire que la France n’a pas intérêt pour le moment à favoriser un scénario à la syrienne en Algérie est loin d’innocenter cette dernière. Ce que la France espère et tente en Algérie n’est pas mieux. Même s’il ne faut pas exagérer l’influence d’une puissance moyenne comme la France qui est de plus en plus bousculée sur la scène internationale par des rivaux plus puissants, il est difficile d’ignorer cette influence en Algérie pour des raisons historiques évidentes. Pour défendre ses positions et ses intérêts qu’elle estime en perte de vitesse en Algérie face à l’agressivité de son concurrent chinois, la France utilise toutes les cartes dont elle dispose en Algérie. Parmi ces cartes figure historiquement ce qui a été appelé la « carte kabyle ». La vieille devise coloniale « Diviser pour régner » continue de servir les desseins néocoloniaux d’aujourd’hui comme elle a servi les desseins coloniaux d’hier.

Le fait que les émeutes aient éclaté dans la wilaya de Béjaïa, capitale de la petite Kabylie, n’a pas manqué de susciter les interrogations. Mais est-ce suffisant pour soutenir comme le font hâtivement certains que la France joue la carte du chaos et de l’implosion de l’Algérie ? Miser sur l’alliance avec un segment des élites kabyles pour tenter de garder l’Algérie dans son giron relève d’une vieille stratégie française qui date d’avant l’indépendance. Mais même sur ce terrain, la France fait-elle plus que bluffer ? Que peut lui rapporter une Kabylie indépendante ? Dans la réalité, les regards de la France sont braqués ailleurs, vers le gaz, l’uranium et les terres rares du vaste Sahara algérien sans parler du sicilium de l’Oranie. Si la France joue la carte de certains segments parmi les élites francophones et kabyles, c’est pour mieux les influencer et les encourager à squatter les appareils de l’Etat algérien pour infléchir sa politique jugée nationaliste et souverainiste dans le sens d’une « ouverture politique économique et culturelle » qui se marie parfaitement avec ses appétits néocoloniaux. La France a d’autant moins intérêt pour le moment à semer le chaos en Algérie qu’elle peut compter non seulement sur ses supplétifs infiltrés au sein des appareils de l’Etat algérien mais aussi sur la « real-politik » suivie par le président Bouteflika, une « real-politik » d’équilibre diplomatique imposée par les impératifs de survie dans un monde taillé à la mesure des grands mais derrière laquelle des cercles influents au sein du pouvoir se cachent pour justifier leurs compromissions avec les lobbies de la Finance transnationale et les grandes puissances qui régentent le monde.

Si la France n’a pas intérêt pour le moment à pratiquer la politique de la terre brûlée en Algérie, que dire de certains groupements d’intérêts politico-financiers qui pourraient utiliser la rue pour imposer leurs choix en faveur d’une privatisation plus grande et plus rapide des entreprises publiques ? Sans écarter totalement cette hypothèse, il est judicieux de se rappeler que malgré leurs frustrations passagères (ces gens-là ne sont jamais rassasiés), ces groupements oligarchiques risquent d’avoir plus à perdre qu’à gagner si l’Algérie devait plonger dans un scénario à la syrienne. C’est pourquoi même si certains parmi eux pourraient être tentés par une aventure momentanée pour mieux négocier avec leurs amis au sein du pouvoir leurs rentes de position, ils se garderont d’aller au-delà.

Il reste maintenant que l’histoire a connu plus d’une fois des scénarios dans lesquels les apprentis-sorciers se sont vu dépasser par leur jeu et se sont vite retrouvés dans des situations imprévisibles et incontrôlées. Raison de plus pour que l’Algérie, Etat et société, continue à cultiver la vigilance absolue et à se préparer au pire en espérant qu’elle n’aura pas à l’affronter. Mais le chaos imprévisible peut provenir d’ailleurs, de là où on le soupçonne le moins. L’histoire ne suit pas toujours des voies manichéennes. Des politiques de bonne intention peuvent s’avérer porteuses d’un chaos plus grand que celui qu’elles sont censées prévenir. Que la France tente de défendre ses positions et ses intérêts en Algérie contre ses concurrents est de bonne guerre. Mais à force de courir derrière l’alliance avec des segments minoritaires, la France risque de perdre la course en fin de compte car elle ne peut aller indéfiniment contre la démographie, l’histoire et les intérêts bien compris de la multitude algérienne qui aspire au progrès social et à la dignité. Si elle s’entête à vouloir garantir son avenir en pariant exclusivement sur des segments minoritaires gloutons et irresponsables, la France pourrait contribuer involontairement au chaos qui risque d’advenir quand la multitude algérienne se réveillera et chassera ces segments minoritaires des postions indues qu’ils ont accaparées durant les années précédentes.

De son côté, le pouvoir algérien serait mieux avisé de réviser sa politique actuelle qui consiste à récompenser la félonie des élites qui pratiquent le chantage odieux au séparatisme. La division des tâches au sein de ces élites est devenue grossière. Pendant que des fractions excitent la jeunesse avec un discours chauvin et séparatiste, d’autres segments jouent au pompier social et demandent en retour leurs quotas dans les institutions de l’Etat et leur part de la rente, le tout avec des slogans pseudo-culturalistes et pseudo-démocratiques surannés. Des quotas et une part de la rente distribués dans l’opacité totale en dehors de tout contrôle démocratique et sans commune mesure avec le véritable poids sociologique de ces élites. A ce jeu, l’Algérie risque de basculer vers les modèles moyen-orientaux où des minorités ont réussi à prendre le contrôle politique et économique de pays entiers en se servant de discours soi-disant nationalistes et pan-arabistes. Des minorités qui ne peuvent gouverner naturellement qu’au mépris des règles de la démocratie et avec l’aide de l’étranger. Mais on sait qu’aucune ruse politique ne peut à la longue s’imposer face aux données incompressibles de la géographie et de l’histoire.

Si l’Algérie ne se ressaisit pas pour éviter ce scénario cauchemardesque, elle aura à coup sûr semé les graines d’un chaos indescriptible, un vrai chaos, cette fois-ci, à la différence du chaos imaginaire que certains laboratoires s’activent à agiter comme un épouvantail pour nous empêcher de voir ce qui se trame réellement pour l’avenir de l’Algérie et pour pérenniser leur domination. La mal-gouvernance, la corruption, l’entêtement à s’accrocher au pouvoir au mépris des lois élémentaires de la biologie et de la sociologie politique, les compromissions avec les prédateurs de la Finance transnationale et leurs courtiers de l’intérieur sont générateurs d’un chaos plus grand que celui dont on se sert pour faire peur à la multitude algérienne. Une multitude qui en a assez des turpitudes d’une bureaucratie corrompue alliée à une nouvelle oligarchie sans foi ni loi qui rêve de gouverner un jour, avec le concours d’élites bâtardes qui ne jurent que par les slogans pseudo-démocratiques usés des laboratoires de l’Empire.

Le 5 janvier 2017

* Mohamed Tahar Bensaada dirige l’Institut Frantz Fanon, un Centre d’études politiques et stratégiques indépendant basé à Bruxelles.