Analyse : Les véritables enjeux politiques de l’après-Bouteflika

L’annonce du maintien de la candidature du président Bouteflika accompagnée de la promesse d’une élection présidentielle anticipée, qui suivrait une « conférence nationale inclusive » ,suscite des interrogation ,des inquiétudes mais aussi des espoirs chez ceux qui continuent de penser que l’Algérie pourrait dépasser sa crise actuelle sans trop de dégâts. Pour analyser les derniers développements de cette crise, nous avons posé trois questions à Mohamed Tahar Bensaada de l’Institut Frantz Fanon.

Comment interpréter le maintien de la candidature du président Bouteflika malgré la montée de la contestation populaire contre le cinquième mandat ?

Avant de répondre à votre question, je pense que dans les prochains jours, il faut faire attention aux campagnes de désinformation qui vont se multiplier pour faire plonger l’Algérie dans le chaos. Et pour cela, il faut faire attention aux mots qu’on utilise. En posant votre question, vous insistez sur le maintien de la candidature du président Bouteflika, ce qui est vrai, mais vous occultez en même temps une autre vérité, à savoir l’engagement de procéder à une élection présidentielle anticipée. Or, cet engagement signifie avant tout qu’il n’y aura pas de cinquième mandat. Le mouvement populaire vient d’atteindre au bout de deux vendredi de mobilisation pacifique intense un de ses premiers objectifs. Bien-sûr, au-delà du cinquième mandat, le mouvement populaire continue d’exiger un changement de système. Il s’agit donc pour le moment d’une demi-victoire du mouvement populaire qui demande à être parachevée.

Comment vous voyez la suite après l’annonce du maintien de la candidature du président Bouteflika ?

Il est difficile de prévoir ce qui va se produire dans les prochains jours et les prochaines semaines dans la mesure où le mouvement populaire n’est pas monolithique et à ce titre il peut être travaillé par des courants divers dont certains pourraient être tentés de jouer la carte de l’escalade au risque de provoquer des dérapages dont l’Algérie n’a pas besoin. Par ailleurs, il faut rappeler que les autres acteurs aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur ne sont pas toujours sur les mêmes longueurs d’onde et risquent de voir leurs initiatives se croiser avec le risque que tout cela pourrait conduire à une déstabilisation des institutions de l’Etat algérien. Mais on peut d’ores et déjà prévoir deux scénarii possibles. Le premier que nous ne souhaitons pas verrait les tendances extrémistes aussi bien au sein du pouvoir qu’au sein du mouvement populaire se diriger de provocation en provocation vers un clash qui risque de coûter cher à l’Algérie, Etat et société. A cet égard, la tentative d’un groupe d’étudiants d’Alger de se diriger hier vers le Conseil constitutionnel pour empêcher par la force le dépôt du dossier de candidature du président Bouteflika était tout simplement une provocation inutile et dangereuse qui doit être dénoncée comme telle par le mouvement populaire. Le second scénario verrait le mouvement populaire continuer sa mobilisation pacifique jusqu’à la réalisation de ses revendications politiques et sociales qui sont l’instauration d’une véritable démocratie sociale qui préserve les acquis de la Révolution algérienne et réponde effectivement aux aspirations de la jeunesse pour un Etat de droit et pour une redistribution plus équitable des ressources nationales.

Quels sont selon vous les enjeux politiques de la prochaine étape ?

Je pense que le mouvement populaire n’a fait qu’accélérer l’entrée dans une nouvelle étape de l’histoire de l’Algérie que les décideurs avaient anticipée puisque dans son message de candidature, le président Bouteflika avait déjà promis une « conférence nationale inclusive » débouchant sur un changement de la Constitution. On peut dire à cet égard que l’après-Bouteflika a déjà commencé. Dans les coulisses, la guerre fait rage sur les orientations qu’il faut imprimer à ce changement d’envergure. Il n’y a pas que les clans au pouvoir qui sont en train chacun de tirer la couverture à soi. Les puissances étrangères, avec à leur tête la France, ne sont pas en reste. Quelle sera la couleur véritable de la « nouvelle république » promise hier par le président Bouteflika ou plus exactement par les décideurs qui utilisent son image et sa signature ? Telle est la principale question, tel est l’enjeu véritable des mois à venir. L’essentiel n’est pas Bouteflika. Qu’il reste encore six mois ou un an n’est pas le plus important. La véritable question est qui prendra le pouvoir ? Et pour faire quoi ? L’ « Etat profond », héritier de l’Administration coloniale, qui a toujours été aux commandes derrière le paravent du FLN, et qui compte aussi bien sur le soutien de la France que sur celui des minorités culturelles et idéologiques qui ont un pied dans le pouvoir et un pied dans l’opposition ? Ou bien de nouvelles élites issues du peuple qui désirent une refondation de l’Etat national sur de nouvelles bases qui puissent leur assurer une place à la hauteur de leurs aspirations et de leurs compétences en même temps qu’une dynamique de développement durable fondée sur un nouvel équilibre régional, ce qui suppose une rupture avec l’ancien schéma de développement hérité du système colonial qui a privilégié de fait quelques wilayas du centre et a donné aux élites francophones de l’Algérois un pouvoir sans commune mesure avec leur poids sociologique réel ? La réponse à cette question capitale dépendra essentiellement de la capacité du mouvement populaire à imposer ses propres orientations au processus de changement en cours et de sa capacité à éviter les pièges des courants minoritaires qui vont jouer la carte de l’escalade pour saboter toute perspective de changement véritable et qui vont tenter de le pousser à une confrontation avec l’armée algérienne en vue de provoquer la proclamation de l’état d’urgence, prélude à l’instauration d’une « seconde république » taillée à la mesure des minorités idéologiques dont les porte-parole attitrés se gargarisent de slogans démocratiques mais qui savent parfaitement qu’elles n’auront jamais le pouvoir par les urnes.