La claque de l’Egypte à son allié américain

Par Hélène Sallon et Christophe Ayad

Vingt-quatre Rafale vendus par la France, une kalachnikov offerte par Vladimir Poutine, une centrale nucléaire achetée à Moscou : l’Egypte du maréchal-président Abdel Fattah Al-Sissi a un goût de déjà-vu. Elle rappelle l’époque où Le Caire achetait des Mirage à Paris pour reconstituer sa flotte détruite par Israël pendant la guerre de juin 1967, et où des conseillers soviétiques encadraient l’armée égyptienne. La vente des Rafale français, plus une frégate Fremm et des missiles – pour 5,2 milliards d’euros –, ajoutée à l’annonce, à l’occasion d’une visite du président russe au Caire cette semaine, de l’achat par l’Egypte d’une centrale nucléaire civile russe illustrent-elles un retour à la guerre froide ? Ou relèvent-elles d’une simple volonté de diversifier les partenaires commerciaux ? Ni vraiment l’un, ni vraiment l’autre. Mais le message envoyé à Washington, longtemps partenaire privilégié, voire exclusif, de l’Egypte en matière de défense, est on ne peut plus clair.

Il y a quelques semaines encore, les officiels américains doutaient en riant que l’Egypte mette à exécution son projet d’acheter des avions de chasse français, estimant qu’il y avait des moyens moins onéreux de manifester sa mauvaise humeur. Cet achat est en effet une première depuis que l’Egypte est entrée dans le giron des Etats-Unis à la fin des années 1970.

L’alliance stratégique entre Le Caire et Washington s’était conclue en deux temps : d’abord en 1972, avec l’expulsion des conseillers soviétique qui encadraient l’armée égyptienne ; puis en 1978, après la signature des accords de paix de Camp David avec Israël. Pour prix de son retournement et de la paix séparée conclue avec Israël, qui avait permis à l’Egypte de récupérer le Sinaï perdu en 1967, l’Egypte s’était vu garantir une aide annuelle de 2,1 milliards de dollars (1,8 milliard d’euros), dont la répartition (deux tiers de dotation militaire, un tiers d’aide civile) disait bien le but : arrimer l’Egypte et son armée, la plus nombreuse du Proche-Orient, au camp occidental en achetant ses généraux.

Mais rien ne va plus entre l’Egypte du président Sissi et l’Amérique de Barack Obama. Et Le Caire veut le faire savoir – d’autant que, d’après des sources diplomatiques, le contrat français sera financé par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, les deux parrains régionaux de l’Egypte. La rupture remonte à 2011 et au départ de Hosni Moubarak, lâché par Barack Obama lors des manifestations qui conduisirent à sa chute. Par la suite, le dialogue engagé par l’administration américaine avec les Frères musulmans et le président islamiste Mohamed Morsi a ulcéré les militaires égyptiens, qui n’ont pas supporté, non plus, le gel temporaire de l’aide militaire américaine après le coup d’Etat de juillet 2013, qui a renversé M. Morsi. Cette aide vient seulement d’être rétablie dans le budget américain 2015, même si la livraison d’hélicoptères Apache, ardemment désirée par l’Egypte après un an et demi d’interruption, se fait au compte-gouttes.

Rapprochement symbolique

Les critiques répétées de Washington sur les violations des droits de l’homme en Egypte, notamment l’emprisonnement de journalistes d’Al-Jazira et les condamnations à mort massives de Frères musulmans, hérissent les dirigeants égyptiens. Et la visite au département d’Etat américain d’une délégation d’universitaires et de militants proches des Frères musulmans, le 4 février, a été vécue comme une provocation, cinq jours après une série d’attentats djihadistes dans le Sinaï qui a tué 30 militaires et policiers égyptiens. Washington considère les Frères musulmans comme un mouvement politique non violent n’ayant rien à voir avec le djihadisme, tandis que Le Caire a classé l’organisation comme « terroriste » en décembre 2013.

Pour manifester sa mauvaise humeur, le président Sissi multiplie les gestes. La visite au Caire de Vladimir Poutine, au début de cette semaine, a ainsi donné lieu à un faste inhabituel. Les deux hommes ont mis en scène leur bonne entente – c’est leur troisième rencontre en un an – en se rendant à l’opéra du Caire et en échangeant des cadeaux, dont un fusil-mitrailleur kalachnikov. Alors que Le Caire est devenu le premier acheteur de blé russe, les deux pays envisagent d’intensifier leurs échanges. Un accord préliminaire pour une centrale nucléaire civile à Dabaa, près d’Alexandrie, a été signé. D’autres projets portant sur le gaz naturel, une zone industrielle près du canal de Suez et des ventes d’armes, ont été évoqués. De là à parler d’un retournement d’alliance stratégique, il y a un pas que personne ne franchit : le rapprochement égypto-russe est surtout symbolique, une marque d’indépendance pour Le Caire.

Raids de la chasse égyptienne en Libye

Etant donné les carences récurrentes de l’Egypte en électricité, le projet de centrale nucléaire russe est une nécessité. Peut-on en dire autant des Rafale ? Robert Springborg, spécialiste de l’armée égyptienne et professeur détaché de Science Po Paris au King’s College de Londres, en doute : « L’Egypte possède 220 à 230 chasseurs F-16, ce qui en fait la plus grande flotte d’Afrique. Mais elle ne peut pas l’utiliser pleinement à cause du manque de pilotes qualifiés. » Les Rafale ayant les mêmes qualités que les F-16, ils seront de peu d’utilité dans la guerre contre-insurrectionnelle que mène l’Egypte dans le nord du Sinaï. Les hélicoptères américains Apache sont bien plus utiles pour traquer les cellules djihadistes, mobiles et retranchées dans un paysage accidenté. Depuis la reprise des ventes américaines, dix exemplaires ont été livrés, mais Washington craint que leur usage dans le Sinaï fasse des victimes civiles, ce qui constituerait une violation de la législation américaine sur les exportations d’armes.

L’autre priorité égyptienne du moment est le contrôle des frontières, tant à l’est, avec la bande de Gaza, qu’à l’ouest, côté libyen. La Libye, où s’implantent des groupes djihadistes, est une préoccupation majeure du Caire, qui n’a pas hésité à s’impliquer dans la bataille en cours entre deux grandes coalitions, l’une dominée par les islamistes (Fajr Libya, Aube de la Libye) et l’autre par le gouvernement internationalement reconnu (avec l’aide du général à la retraite Khalifa Haftar et de cadres kadhafistes). A plusieurs reprises, la chasse égyptienne et celle des Emirats ont mené des raids aériens contre Aube de la Libye, bien que Le Caire ait toujours démenti l’information. C’est justement en Libye, lors de la campagne de l’OTAN contre Mouammar Kadhafi en 2011, que les Rafale ont fait la démonstration de leur efficacité

Le Monde du 11.02.2015