Réhabiliter le politique, grand entretien avec Saddek Hadjeres

Notice biographique

Né en 1928 à Larbaâ-Nath-Irathen-(ex Fort National),Algérie. Ecole primaire à Berrouaghia, secondaire à Médéa, Blida et Ben Aknoun. Etudiant de 1946 à 1953 à l’Université d’Alger. Médecin praticien et chercheur en sciences médicales jusqu’en 1955 puis entre 1963 et 1965. Responsable des SMA (Scouts musulmans algériens) dans la Mitidja de 1943 à 1946, militant du PPA en 1944 et responsable de la section universitaire de ce parti en 1948. L’un des trois rédacteurs, au sein du PPA en 1949, de la plate-forme démocratique “L’Algérie libre vivra”. Quitte le PPA après la crise dite faussement berbériste dont il a été un des acteurs. Membre du bureau de l’AEMAN (Association des étudiants musulmans de l’Afrique du Nord) durant plusieurs années et président en 1950, avant son adhésion à la base du PCA en 1951. Membre du CC de ce parti en 1952 et du BP en 1955. Directeur de la revue Progrès en 1953-54 et conseiller général d’El Harrach et Est Mitidja en 1955.

 Pendant la guerre d’indépendance, clandestin à partir de décembre 1955, condamné aux travaux forcés par contumace, responsable national-adjoint de l’organisation armée “Combattants de la Libération”. Avec Bachir Hadj Ali en avril-juin 1956, il négocie et organise avec les dirigeants du FLN (Abbane et Benkhedda) l’intégration de cette formation dans l’ALN. Après l’indépendance, membre du secrétariat du PCA (interdit dès 1962, sous Ben Bella). Coordinateur de son appareil clandestin pendant “l’occultation” officielle du PCA après la Charte socialiste d’Alger (1964). Suite au coup d’Etat de Boumediène (juin 1965), nouvelle clandestinité pendant 24 ans. Membre de l’ORP (Organisation de la résistance populaire) durant les quelques mois de son existence, puis l’un des fondateurs et premier secrétaire du PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste) à partir de 1966.

Revenu à la vie légale en 1989, il se dégage en 1991 de toute activité de parti. De 1993 à 1997, entreprend des travaux comme enseignant associé et doctorant en géopolitique auprès du CRAG (Centre de recherches et d’analyses géopolitiques à l’Université de Paris VIII). Auteur de plusieurs publications notamment dans la revue Hérodote, communications à des journées d’études et colloques, articles dans la presse algérienne et internationale, ouvrages en préparation sur les évolutions du mouvement national et social algérien, à commencer par la crise du PPA de 1949.

 

 

 

1. ÊTRE COMMUNISTE ALGÉRIEN AUJOURD’HUI

Les législatives viennent d’avoir lieu dans l’indifférence et le scepticisme de la part des électeurs. En tant que communiste, quelle est votre opinion sur ce scrutin et, plus généralement, sur l’étape actuelle que traverse l’Algérie ?

On peut analyser les résultats à deux niveaux. Le premier, celui des constats immédiats, n’apporte rien de neuf. L’ampleur des abstentions aux scrutins bidon n’a jamais échappé à la population et aux observateurs sérieux. Sauf qu’en 2002 et 2007, les statistiques officielles ont commencé à le reconnaître. Il est devenu plus difficile d’afficher les scores triomphalistes comme ceux qui ridiculisent nombre de régimes arabes et africains. D’autant que dans les hautes sphères, les deux principaux courants rivaux à la succession du pouvoir surveillent de près leurs manipulations réciproques. A propos de mœurs électorales, on ne peut que rendre hommage aux leçons de transparence que nous ont administrées nos voisins de Mauritanie et du Mali.

Accessoirement, le système des « quotas » va permettre à quelques députés choisis, plus cultivés en politique que d’anciens beni-oui-oui, de donner un semblant de vie à une Assemblée sans pouvoirs réels. On est loin des besoins criants de l’Algérie.

Car à un niveau plus profond, reste le vrai problème, les citoyens pour exprimer leur colère et leurs aspirations n’ont eu qu’un seul choix, s’abstenir, répondre par le silence et le mépris. Alors que le but de la libération nationale était de rendre la parole à haute voix au peuple pour garantir la liberté et l’égalité.

Les élections en trompe l’œil, à l’image du système, ont marqué depuis l’indépendance deux étapes aussi négatives et humiliantes l’une que l’autre. Après la crise de l’été 1962, le parti unique a verrouillé la vie politique ; après octobre 1988, la tromperie du pluralisme anti-démocratique a aggravé la crise nationale jusqu’au désastre des années 90.

Aucun des deux modèles n’a apporté ou n’apportera le changement souhaité. Ni le premier dans lequel les décideurs au sommet promettent le miracle lorsque l’un des groupes qui se partagent le pouvoir l’aura emporté sur les autres. Ni le second modèle dans lequel le pluralisme de façade n’a pas libéré une volonté populaire mûrie et constructive mais a libéré deux hégémonismes, tous deux revendiquant le monopole des intérêts du pays et du peuple : les uns estimant que la démocratie est un luxe et un « droit de l’hommisme » et les autres un « koufr » interdit aux musulmans.

Enfermé dans le système du parti unique ou du pluralisme falsifié, tout régime est voué aux faux remèdes, aux artifices de gouvernement qui concernent les seuls enjeux de pouvoir et non la solution des problèmes à leur racine.

Mais pourquoi aux deux étapes citées, la société et le champ politique n’ont pu imposer leur aspiration à la liberté et à l’égalité, leurs intérêts réels ? Parce que dans leur diversité sociale, politique et culturelle, ils se sont laissés duper et diviser, soit par des jeux et enjeux illusoires de pouvoir, leur dictant des alignements sans principe, soit par des faux clivages de caractère identitaire, habilement entretenus par les pouvoirs en place. Alors que la grande fracture nationale est celle qui s’est instaurée entre la société et ceux qui, déjà dans les faits ou en projet, confondent gouvernement des affaires publiques et domination de la société.

L’appel du 1er novembre 1954 invitait à un effort de synthèse entre aspirations sociales et démocratiques et le socle historique de civilisation et de culture. Les opposer à des fins suspectes n’a finalement donné à l’Algérie ni pratiques démocratiques et sociales, ni l’essor souhaitable de valeurs positives islamiques, arabes, amazighes ou d’ouverture universelle. Les néo-impérialistes peuvent s’en frotter les mains, souhaitons seulement nous réveiller avant que nos inconsciences fassent de nous un nouvel Irak.

Arbitré par les rapports de force au sommet et s’appuyant sur l’exploitation des faux clivages, le partage des sièges électoraux laisse à leur détresse aussi bien les familles de victimes du terrorisme que celles des « disparus », aussi bien les femmes voilées que celles sans foulard, aussi bien ceux qui estiment nécessaire la sécularisation de la scène politique que ceux qui croient à la vertu magique d’un système purement religieux.

Les clivages nocifs reculeront seulement si, à partir de toutes les forces saines du pays, organisées ou non, qui ont participé aux élections ou se sont abstenues, émerge une nouvelle logique politique : autonomie envers les manigances de pouvoirs, unité d’action pour la solution des problèmes, éradication des racines objectives de l’oppression et de l’exploitation sociale. Le premier pas est fait depuis longtemps, les citoyens ne croient plus aux faux-semblants. Il leur reste le plus important et le plus difficile : réhabiliter ensemble et dans leur quotidien difficile la fonction noble du politique, la construction de solutions de paix et de mieux être, acceptables et vivables pour la majorité des nationaux. Dans cette démarche, tous les courants démocratiques et de justice sociale sans exception ont une responsabilité particulière.

L’Algérie a été, le 11 avril dernier, la cible d’attentats terroristes particulièrement audacieux. Ces attaques se sont déroulées simultanément avec des attentats à Casablanca, révélant sans doute qu’ils sont le fait d’organisations transnationales, voire internationales. Quelle est votre analyse du terrorisme islamiste ?

Bien entendu, comme dans tous les autres cas qu’ont connu dans le passé l’Algérie ou le reste du monde, la condamnation morale et politique du terrorisme comme pratique et comme philosophie s’applique pleinement. Il ne résout pas les problèmes de fond mais les aggrave de diverses façons, il n’est pas à confondre avec les luttes armées pour les justes causes de libération nationale et sociale dont les actions gagnent à rejeter les méthodes aveugles et répugnantes du terrorisme pour s’imposer aux populations.

Dans ce cas précis des attentats d’avril dernier à Alger et Casablanca, la jonction de plusieurs facteurs nationaux et internationaux rend l’analyse encore plus complexe que d’habitude, en ouvrant aux analystes plusieurs pistes de réflexion qui appellent, outre les incontournables implications sécuritaires, un redoublement de vigilance aussi bien au plan politique que géostratégique. Nombre d’analystes ont noté que ces faits se sont déroulés dans un contexte de rivalités de pouvoir aiguisées à l’approche des élections, ainsi qu’à travers la question non encore apaisée de la « réconciliation nationale ». Ils ont noté la multiplication des manifestations terroristes sur tout un arc de crise dont le « Grand Moyen Orient » n’est qu’une partie, au moment où les faucons des USA avancent avec insistance l’idée d’un commandement unique de l’OTAN pour l’Afrique. On doit se rappeler la remarque d’un Brjezinski, qui fut lui-même grand connaisseur de provocations US à l’échelle mondiale au cours des décennies précédentes, mais qui cette fois a lancé il y a peu un cri d’alarme, craignant que les bellicistes des USA ne créent des provocations comme prétexte à des opérations planifiées à grande échelle. On se souvient aussi comment à la faveur des activités terroristes des années 90, les rerésentants des grandes compagnies américaines (seuls étrangers à avoir eu zéro victime du terrorisme) ont pris pied solidement dans le Sud algérien.

Dans un environnement nouveau aussi troublé par les insinuations des guerres psychologiques et l’opacité des opérations secrètes, comment s’y retrouver en conformité avec l’approche démocratique et d’intérêt national ?

La meilleure approche vigilante est de s’interroger sur les enjeux nodaux : A qui profitent les actes criminels ? Comment agir de façon autonome pour désamorcer les nuisances politiques ? Ne pas perdre de vue les repères fondamentaux, s’unir et lutter en particulier pour assurer à notre jeunesse des conditions économiques, sociales et démocratiques nationales capables de prévenir les causes propices aux dérives terroristes. Déjouer tout ce qui menace de transformer notre pays en terrain de manoeuvres pour des conflits d’envergure mondiale. Et avec les autres peuples et gouvernants de la région, tout faire pour rester les acteurs de notre propre histoire et non les jouets de visées contraires à nos aspirations et intérêts communs.

Vos écrits de ces dernières années indiquent que vous êtes soucieux du contexte international dans l’analyse des bouleversements que connaît l’Algérie. Qu’est-ce qui caractérise ce contexte et quelles sont ses principales répercussions en Algérie ?

Le grand bouleversement depuis bientôt vingt ans est celui qui a touché jusqu’aux parties du monde les plus reculées, avec l’affaissement d’Etats socialistes comme système global mondial Quel que soit ce qu’on peut en penser, les soixante dix années de leur première percée historique avait profondément influencé le destin des luttes et des peuples sur tous les continents, y compris l’Algérie. On mesure mieux l’importance d’un succès après coup, quand il nous est arraché. Sans même entrer en guerre, le poids de l’URSS et de ses alliances avait contribué à empêcher à deux reprises (1956 et 1967) les blindés d’Israël d’entrer au Caire. Il avait permis à l’Irak de sortir du Pacte de Baghdad et commencer son développement indépendant, puis en 1982 à Arafat et l’OLP de se dégager la tête haute du terrible siège de Beyrouth. Il a permis à la petite Cuba en Octobre 1962 de sauver sa fraîche indépendance contre le géant US. Mais aujourd’hui, l’impérialisme se retrouve au coeur de Baghdad, le tandem impérialo-sioniste a mis beaucoup de régimes du monde arabe dans sa poche.

Mais le pire de tout est dans le défaitisme, le suivisme envers la sentence des idéologues qui décrétaient au début des années 90 la fin des Idéologies et de l’Histoire. Il ne resterait donc qu’à se coucher aux pieds des oppresseurs et des exploiteurs. Des voix retardataires se sont fait entendre chez nous pour endosser la prévision de Fukuyama, alors que ce dernier est revenu de ses illusions théorisées. Au nom de la grande prophétie, certains ont proclamé pour l’Algérie que les partis d’obédience socialiste doivent quitter la scène pour cause d’archaïsme, alors qu’un post-moderne comme Jacques Attali rend hommage à la profondeur et l’actualité de Marx.

Dans la première moitié des années 90, dans un long entretien reproduit par un quotidien algérois du matin (qui trouvera son intervention géniale), l’un d’eux préconisait pour l’Algérie le modèle de modernité américaine. S’il était adopté, prétendait-il, plusieurs de nos générations traverseraient certes de grandes souffrances, au bout desquelles le pays se retrouverait enfin au rang de grande puissance mondiale. Un autre, au lendemain des attentats du 11 Septembre, exprimait sa joie et poussait l’impudeur jusqu’à flirter avec les thèses de Huntington parce que, exultait-il, les USA seront désormais à nos côtés. Un autre idéologue se réjouissait dans El Watan de la « victoire » du libéralisme et récidive dans la préface d’un ouvrage en brûlant avec délices ce qu’il avait adoré dans ses « erreurs de jeunesse ».

La constante des philosophes à géométrie variable est que leur regard ne dépasse pas les intérêts immédiats des puissants du jour, ils sont sourds aux torrents souterrains en attente de jaillissement sur la scène mondiale. N’est-ce pas pourtant pour eux le temps des déconvenues, depuis que le grand modèle US apparaît moins fiable et plus malfaisant qu’ils ne l’avaient souhaité ? Vient maintenant pour les peuples, les forces sociales et militantes qui n’ont pas courbé la tête devant l’orage, le temps des réflexions sérieuses et productives sur les évolutions profondes, souvent chaotiques et parfois dramatiques qui expriment les besoins toujours présents de l’humanité. Les temps nouveaux ne seront pas une reproduction mécanique et linéaire des confrontations passées, mais à travers risques et dangers, les évolutions prolongeront dans leurs grandes lignes les courants géopolitiques majeurs qui ont caractérisé les avancées précédentes des peuples et des forces d’émancipation.

Le grand capital impérialiste occidental a encore de grandes capacités de nuisance mais il n’est pas la solution et il est moins que jamais omnipotent face aux résistances émancipatrices. Un premier indice important est la (re)montée des trois plus grands pays du monde en population, superficie et ressources naturelles : la Russie, le sous-continent indien et la Chine, eux-mêmes traversés par d’importants mouvements sociaux. Le second repère est la dynamique de libération nationale et sociale, aux composantes hétérogènes mais puissantes, qui parcourt d’immenses étendues qui vont de l’Indonésie à l’Amérique latine et centrale en passant par l’Afrique. Une dynamique en proie à de multiples problèmes, mais qui a déjà brisé à plusieurs reprises une partie de l’agressivité impérialiste. Un troisième courant enfin, celui de l’altermondialisme et des Forums sociaux, est à l’état naissant mais déjà porteur d’une dynamique à la fois sociale, écologique, culturelle et fondée sur la défense et la promotion des droits humains. Il appelle à la jonction des efforts trans-continentaux y compris ceux de l’Occident capitaliste pour un autre monde possible à travers les actions communes autonomes et les échanges démocratiques.

La grande question, selon moi est de construire les convergences et l’unité d’action des grands courants mondiaux autour de leurs intérêts communs. La faiblesse majeure dans cette voie me paraît être la jonction insuffisante des deux ressorts principaux qui animent les luttes anti-impérialistes. L’un s’appuie sur les aspirations de classe et l’autre sur les aspirations de caractère identitaire (ethno- nationaliste, linguistique, religieux), dont le cas le plus typique aujourd’hui est celui des mouvances islamistes. Les forces d’oppression et d’exploitation ont appris à merveille à diviser ces deux grands courants, entre eux et en leur propre sein. Si ces deux approches surmontaient en leur sein leurs étroitesses et autres défauts sérieux, l’impact et la qualité de leurs luttes en synergie seraient multipliés dans le creuset des luttes communes.

Si la lutte algérienne pour l’indépendance fut couronnée de succès, c’est parce que, en plus du contexte régional et mondial plus favorable, on a vu se conjuguer dans les faits, comme y appelait la déclaration du 1er novembre 1954, les aspirations démocratiques et sociales et l’attachement aux valeurs positives et traditionnelles islamiques communes aux arabophones et berbérophones. A l’inverse, on connaît les dégâts qui ont résulté après l’indépendance des oppositions regrettables entre démocratie sociale et sensibilités identitaires. Cela est valable autant à l’échelle nationale qu’internationale. La grandeur et les graves faiblesses des luttes menées par les peuples palestinien, irakien et libanais sont une des illustration de ce que je viens d’avancer.

2. LA PÉRIODE DU PARTI UNIQUE
OU LA (RE) – NAISSANCE PARADOXALE.

Nous ne pouvons pas ne pas aborder, avec vous, le PAGS et sa naissance. Dans quelles circonstances s’est constituée l’ORP en 1965 et comment et pourquoi s’est-elle continuée par la fondation du PAGS en 1966 ?

Votre question englobe trois moments aussi intéressants les uns que les autres : la situation à la veille du 19 juin 1965 et le coup d’Etat lui même, puis les quelques semaines du rassemblement éphémère de l’ORP entre juillet et septembre 1965, enfin la création du PAGS à partir de janvier 1966. Durant ces trois périodes, le Parti Communiste Algérien a été constamment présent comme parti, avec des formes variables, adaptées aux différentes situations, que ce soit pour son organisation interne ou pour les modes d’expression et d’activités publiques.

Dans quel état se trouvait le PCA à l’indépendance ?

Le pouvoir de Ben Bella a interdit le PCA dès novembre 62 (quatre mois à peine après l’indépendance). La mesure antidémocratique était sans fondement juridique dans les nouvelles institutions. C’est dans les faits que le PCA, tout comme le quotidien Alger républicain, avait dès le cessez le feu marqué sa présence et ses activités unitaires et constructives alors qu’il n’y avait aucune disposition juridique pour les partis et que les leaders du FLN s’entredéchiraient pour le pouvoir.

A partir de l’interdiction officielle, les militants dirigeants ou militants de base activaient sans afficher formellement le sigle de leur organisation. Mais tout le monde savait qu’il s’agissait de communistes. D’un côté, ces activités ont été relativement tolérées parce que le pouvoir s’était prononcé à cette époque pour des mesures comme la nationalisation des terres des gros colons que nous soutenions. D’un autre côté, les autorités mettaient des bâtons dans les roues, ils réagissaient avec irritation menaçante pour n’importe quelle de nos initiatives. Par exemple, ils reprochaient à notre presse d’avoir fait connaître la charte de Tripoli. Ils réagissaient comme si la Charte était leur propriété ou comme si les membres du CNRA l’avaient adoptée seulement pour la forme et sans la destiner à l’application. Ils protestaient contre le fait que nous ne montrions pas un enthousiasme exagéré pour des mesures discutables, comme les nationalisations de petits commerces et artisanats ou la suppression des enfants cireurs, mesure symbolique positive mais présentée par eux comme le sommet du socialisme. Un éditorialiste du quotidien FLN nous reprochait de parler seulement de « voie non capitaliste » alors que le FLN, lui, allait beaucoup plus loin et se disait le champion du socialisme. Après les coups de force et les pressions contre les syndicats (dont l’odieuse agression de janvier 1963 contre le Congrès de l’UGTA), le pouvoir ne supportait pas la moindre de nos allusions à la démocratisation de la vie associative.

Des attaques plus subtiles consistaient, au nom même du socialisme, à reprocher au PCA son existence, qu’ils jugeaient inutile ou préjudiciable à l’union des forces de progrès.

On nous opposait aux communistes cubains qui, eux, participaient à l’unification en cours des forces révolutionnaires pour un socialisme de classe, sous la direction de Fidel Castro. Nous leur répondions : appliquez sans équivoque des orientations de fond similaires à celles de Cuba, alors nous nous retrouverons organiquement ensemble comme à Cuba. En fin décembre 1962 et janvier 1963, j’avais moi-même observé de près l’expérience cubaine et constaté à quel point le mouvement d’unification à la base était démocratique et fortement influencé par les exigences légitimes des travailleurs contre les courants opportunistes et « khobzistes ». Les riches villas et palais « biens vacants » que chez nous les gens du « nidham » se disputaient férocement, étaient là-bas prioritairement attribuées à l’hébergement collectif des étudiants boursiers issus de familles pauvres.

La pression sur nous était d’autant plus forte que même des éléments progressistes du FLN s’y associaient.

Certains d’entre eux, comme Amar Ouzegane (dans un ouvrage au ton très hargneux) étaient persuadés du rôle messianique et ultra socialiste du FLN. Ils relayaient des secteurs de la gauche égyptienne autour de Lotfi Kholli, bien en cour auprès de cercles FLN, pour nous inciter fortement à dissoudre le parti en imitant, disaient-ils, une partie des communistes qui l’auraient déjà fait en Egypte. Il était difficile de leur faire admettre que l’action collective d’un parti communiste autonome était plus utile pour la cause démocratique et sociale que les seules interventions individuelles, à supposer même que l’intégration individuelle des communistes soit souhaitée par la majorité des dirigeants du FLN. L’expérience difficile et complexe du temps de guerre, consistant à combiner dans la clarté le soutien sans réserve à l’ALN avec le maintien de l’autonomie politique du PCA nous paraissait encore plus fondée dans les nouvelles conditions de l’indépendance.

J’ai constaté au fil des années que ces pressions étaient communes, et même synchronisées, à de nombreux dirigeants de régimes à parti unique. Récemment , à l’occasion d’un colloque, j’ai appris d’un camarade égyptien qui a vécu les dures prisons nassériennes pendant plus de dix ans, que leurs geôliers socialistes « spécifiques » leur disaient aussi à la même époque : « pourquoi ne faites-vous pas comme les communistes algériens qui ont dissous leur parti ?!

Ce sont les mêmes sornettes que répétera plus tard Georges Marchais, secrétaire général du PCF qui à partir de 1973 a unilatéralement rompu durant quinze ans toute relation avec les communistes algériens, traités par lui de sectaires et inexistants en Algérie. Plusieurs dirigeants du PCF racontaient à leurs militants étonnés de l’absence des camarades algériens aux fêtes de L’Humanité, que c’était nous-mêmes qui avions demandé à ne pas y participer pour laisser place au FLN dans lequel nous serions déjà intégrés !

Comment expliquer une telle aberration ? Outre la traditionnelle méconnaissance des problèmes chez certains dirigeants français qui prétendaient tout savoir sur l’Algérie, outre les conceptions laxistes des eurocommunistes, il y avait aussi leur naïveté devant les fables du virtuose Messaâdia, dirigeant du FLN. Il flattait les dirigeants du PCF et du PCUS en leur racontant qu’il avait été membre dans sa jeunesse du mouvement des jeunes communistes et que le PAGS n’était pas un vrai parti communiste comme ceux de France ou de l’URSS. D’autres sources nous précisaient aussi le rôle des affaires commerciales et financières dans ces relations interpartis sans principe. Comme l’était aussi la distribution de liasses de billets d’avion aux représentants de certains partis arabes, pour acheter leur tiédeur envers la répression et les exclusives subies par les communistes algériens.

En vérité, la raison de ces pressions et tractations était la crainte les dirigeants du pouvoir et du FLN de voir grandir le mouvement de masse démocratique et social auquel les communistes appelaient et oeuvraient. Au lieu d’encourager cet élan constructif, et de s’y associer y compris pour que cemouvement de masse ne reste pas le monopole des communistes, ils le dénigraient. Ils voyaient dans la montée d’une base sociale algérienne, pourtant sollicitée et produite par la guerre d’indépendance, un signal d’alarme pour les nouvelles couches occupant des postes d’autorité civils ou militaires. Les populations citadines et rurales observaient depuis le cessez le feu leurs comportements prédateurs et méprisants. De fait, plus le mouvement social se dessinait, plus il se faisait au détriment de l’emprise du FLN, parce que précisément un grand nombre des cadres de ce dernier se détournaient du mouvement social ou le combattaient.

Des centaines d’exemples le montraient chaque jour. Si je parle de cette période avec plus de détails que pour les décennies suivantes, c’est parce que le mauvais départ a marqué très négativement les étapes ultérieures.

AM : pouvez vous citer des exemples  ?

A Gué de Constantine à cette époque, je parlais avec les ouvriers d’une briqueterie dont nous soutenions la grève. Elle avait été déclenchée après des mois de vaines démarches pour mettre fin à un abandon total des pouvoirs publics envers cette entreprise que les travailleurs restés sans salaires avaient pourtant gardée productive. Quand je leur ai suggéré de former une délégation auprès de la qasma FLN de la localité, j’ai vu leurs visages se fermer. Un moment plus tard, leur responsable, ancien maquisard, le teint marqué par la fatigue et les privations, m’a pris à part et me confie d’une voix sourde : « mon frère, crois moi, je te jure par Dieu, que si ce n’avait pas été mes enfants, j’aurais pris mon fusil et aurais commencé par le chef de la qasma avant de retourner à la montagne ».

C’était dur d’entendre ça un an après l’indépendance, un gâchis sans nom.

Pourtant, à ce moment, tout était encore possible, les gens espéraient le changement. Dans la même localité, les jeunes s’étaient mobilisés, de leur propre initiative. En sollicitant l’aide de la population, ils ont aménagé un terrain vague en stade de foot puis se sont engagés avec d’autres croyants du village dans la construction d’une petite mosquée. Les milieux conservateurs et la section du FLN dont ils n’avaient pas attendu la permission (ils savaient que ces « mass’oulin » depuis leurs bureaux, ni ils font eux-mêmes, ni ils ne vous laissent faire) ne voyaient pas ça d’un bon oeil. Au lieu de s’y mettre eux aussi, ils ont commencé à dénigrer. Et pour cause ! Les initiateurs étaient des jeunes communistes de la cité La Montagne (El Harrach-Hussein Dey), avec des enseignants et ouvriers cheminots, y compris européens, dont la sœur et le beau-frère de Maurice Audin.

Ces militants n’étaient pas une rareté dans le paysage algérien, ils reflétaient les espoirs et le moral des centaines de milliers de gens ordinaires, sans engagement partisan ou se reconnaissant encore dans le FLN, qui croyaient aux vertus créatrices de l’indépendance. Pour la première grande journée de l’Arbre, visant au reboisement de l’Arbatache au dessus du barrage du Hamiz, toute la Mitidja était sur les routes. Certaines devenues impraticables aux véhicules, étaient pendant des heures encombrées d’une foule multicolore et joyeuse se rendant à pied comme pour une fête vers les chantiers de montagne. Ils étaient impatients de partager un honneur symbolique, faire pousser les arbres de la renaissance partout où l’érosion ou le napalm avaient ravagé leur pays.

C’était l’époque où il paraissait normal et honorable que des gens aient donné spontanément une maison, ou que des femmes aient fait don de leurs bijoux pour la solidarité nationale, d’autres un lopin de terre, un petit atelier ou commerce pour une entreprise dite autogérée.

Assez rapidement, le déséquilibre entre la sensibilité populaire et l’état d’esprit profiteur ou dominateur des milieux officiels locaux ou centraux a commencé à alourdir le climat politique. Le décalage entre les proclamations et les actes portait un coup à la crédibilité des instances dirigeantes déjà mises à mal par la crise de l’été 62. Ce discrédit était concrètement mesurable en comparaison avec l’accueil favorable que recevaient l’action et les propositions des communistes. Le succès de ces actions et initiatives nous donnait évidemment satisfaction mais nous inquiétait aussi. Nous sentions bien qu’il risquait de provoquer les réactions répressives des cercles qui voyaient les choses beaucoup plus sous l’angle des enjeux de pouvoir que celui de l’intérêt général.

Dans les syndicats de travailleurs, malgré la caporalisation de l’UGTA en janvier 1963, nos camarades jouissaient d’une confiance grandissante et cela exerçait une pression positive sur les directions opportunistes ou timorées. Les étudiants quant à eux, élisaient à l’UNEA d’une façon totalement démocratique des représentants et des exécutifs entièrement composés de nos camarades, au point que nous jugions préférable de faire démissionner certains d’entre eux pour laisser place à des adhérents FLN, dans l’espoir de cultiver chez eux l’esprit unitaire, faire reculer les réflexes hégémonistes. L’évolution démocratique chez les étudiants, amorcée dès le début des années 50, s’est accentuée avec l’indépendance. Issus en effet pour la plupart de couches pauvres des villes et des campagnes, ils défendaient le droit nouvellement acquis à l’enseignement supérieur et aux perspectives professionnelles, cependant qu’ils étaient, notamment les jeunes filles, idéologiquement sensibles à une vision d’émancipation et d’épanouissement de l’individu et de la société. Les lycéens et les syndicats de cheminots ou d’industries mécaniques constituaient ensemble des équipes du « CAREC » qui se rendaient volontairement dans les campagnes pour aider les paysans à réparer leurs tracteurs et résoudre nombre de leurs problèmes. Dans l’enseignement, de nombreux pédagogues revenus à la liberté après avoir été emprisonnés ou exilés par les colonialistes pour leur engagement patriotique et communiste, remettaient en marche l’éducation en formant sur le tas et dans l’urgence des centaines de moniteurs et monitrices d’enseignement.

Contrairement à des appréciations selon lesquelles ces activités militantes jouissaient de la bienveillance des autorités en échange de leur « ralliement » au pouvoir de Benbella, c’est le contraire qui était le plus fréquent. Ces appréciations étaient répandues sciemment par certains pour nuire ou par manque d’information pour d’autres. Ainsi des journalistes ou diplomates étrangers ou des responsables de partis frères arabes se bousculaient auprès de nos dirigeants ou d’Alger républicain dans l’espoir d’intervenir en faveur de leurs problèmes auprès de Benbella ou de ministres comme si nous avions porte ouverte chez eux. Or en règle générale, nos militants se heurtaient à des obstacles allant de l’indifférence (pour décourager) à l’hostilité calomnieuse, la malveillance et même la répression insidieuse ou déclarée. C’est seulement une fois l’influence des progressistes bien assise dans un secteur, que les autorités affichaient envers eux une bienveillance intéressée, pour capter leur soutien. Ainsi, Benbella puis Boumediene (avant 1965) ont, à partir d’un moment, rivalisé d’attentions envers les dirigeants UNEA ou envers Alger républicain, leur déléguant aussi des spécialistes en manigances, le plus notoire étant Bachir B… qui jouait avec les deux leaders double jeu (ou même triple, en tablant sur des avantages escomptés pour lui même et sa tortueuse carrière). Il arrivait aussi qu’ils (y compris Benbella) adressent de grands compliments pour nos activités syndicales, dans le seul but de connaître l’implantation de nos cadres syndicaux et donner des consignes pour les éliminer des rouages électifs ou les corrompre. Nous, nous agissions avec la mentalité d’un vrai Front à édifier de la base vers le sommet pour servir l’intérêt du pays et des travailleurs, eux spéculaient en termes de forces à verser à leurs clans pour conserver le pouvoir ou le conquérir.

Les épisodes les plus dangereux pour nous étaient paradoxalement ceux où nous remportions des succès incontestables dans l’élargissement de la base sociale du parti. Ils étaient perçus par eux comme une menace pour leur pouvoir. Certains exagéraient même de façon alarmiste nos progrès comme autant de dangers. Deux exemples significatifs.

Le premier a beaucoup et presque directement pesé sur l’interdiction du PCA quelques semaines plus tard. En Octobre 1962, lors de la grave tension au bord de la guerre entre les USA et Cuba, le PCA a organisé deux meetings de solidarité envers Cuba à Alger et Blida. Le succès nous a littéralement surpris et impressionné : salles combles jusque dans la rue, enthousiasme des jeunes, qui ont été nombreux a affluer le lendemain vers nos locaux, croyant que nous recrutions des volontaires pour Cuba. Mais une surprise beaucoup plus grande nos attendit les jours suivants. Le FLN, piqué par ces succès, décida lui aussi deux meetings dans les mêmes localités. Ce fut un fiasco total. Du coup, le troisième meeting que je devais tenir à Sétif sur l’invitation de la jeunesse de cette ville fut purement et simplement interdit. Ce fut le début de saisies de fait (non notifiées ou justifiées officiellement) de notre hebdomadaire Al-Hourriya. Puis ce fut l’interdiction tandis que Benbella se répandait en explications de tous côtés (notamment vers son « ami » Fidel Castro) pour jurer que la mesure était d’ordre général et ne revêtait aucun caractère anticommuniste. J’ai déjà dit comment le PCA a néanmoins poursuivi ses activités dans des formes plus souples. Le climat national (premières nationalisations des terres, etc…) nous était plus favorable ainsi que le climat international (le PCUS, avec Khrouchtchev s’était publiquement associé à notre protestation).

La deuxième menace sous le pouvoir de Benbella contre le PCA a été beaucoup plus sérieuse et fut assumée sous des pressions ouvertement plus réactionnaires, derrière l’ambiguïté traditionnelle du FLN qui venait en son Congrès de 1964 d’adopter la Charte d’Alger qui, en façade se réclamait socialiste, scientifique et en faveur des masses laborieuses. Alors qu’en novembre 1962, c’est avec un embarras extrême que Medeghri, ministre de l‘Intérieur avait a notifié l’interdiction du PCA à Larbi Bouhali, premier secrétaire, en 1964, une majorité de délégués au Congrès FLN ne se gênaient pas pour exhaler leurs objectifs réactionnaires en exigeant l’interdiction du quotidien Alger répubicain, au nom de l’unicité du parti et de la presse nationale. L’objectif était évidemment à la fois de bloquer la montée du mouvement social à la base à travers la presse et les militants qui en étaient les meilleurs défenseurs et de dissuader l’aile du pouvoir ouverte au progrès social, même de façon inconséquente, d’aller plus loin. Une fois de plus, Alger républicain inquiétait par ses progrès continus face à une presse FLN qui n’arrivait pas à décoller. Ce sera ultérieurement une des motivations d’une grande partie des conjurés et auteurs du coup d’Etat du 19 juin. Ce n’était pas un problème de moyens matériels et humains, dont Alger républicain était cruellement démuni, mais le fait que les sacrifices et les orientations de ses rédacteurs et diffuseurs répondaient aux aspirations de la société, même si le quotidien, comme l’affirmait sa devise, était contraint de ne pas dire « toute la vérité ».

En qualité de secrétaire du PAGS, vous avez envoyé en 1968 un message à Boumediene. Pourquoi et qu’y disiez-vous ?

La lettre date du 14 septembre 1968. Nous l’avons diffusée trois ou quatre mois plus tard sans y changer une virgule, après que Boumediene en ait fait état de façon un peu ambiguë dans un discours au cinéma Atlas, meeting d’ailleurs assez chahuté par l’assistance jeune et étudiante qui scandaient des mots d’ordre du PAGS. C’était une période où une vague d’arrestations (suivies de tortures de nombreux camarades) avait passé au peigne fin tout l’Algérois dans l’espoir de décapiter le parti. Je pense republier cette lettre un de ces jours parce qu’elle éclairerait pour les jeunes générations la question que vous posez. Le but était de clarifier notre position par rapport à un pouvoir qui disait se réclamer du socialisme et dont les pratiques s’en prenaient avec une particulière brutalité aux militants politiques, syndicaux et associatifs qui défendaient cette option. En fait, il était perceptible à tout observateur que le pouvoir était traversé de courants contradictoires. Une bataille sourde s’y menait autour de certaines mesures d’intérêt national et social et c’est sur ce terrain que nous nous placions, au-delà de la contradiction que nous avons soulignée en dénonçant la répression déchaînée. Nous n’avions pas à rentrer dans les querelles internes du pouvoir mais nous nous battions sur tous les terrains pour que la résultante globale des orientations du pouvoir se dégage davantage des pressions réactionnaires.

La lettre abordait les problèmes dans leur ensemble, sans cacher notre volonté d’édifier le PAGS communiste de façon autonome, dans la perspective d’un socialisme tel que nous le concevions. J’expliquais que cette préoccupation allait dans le sens de l‘intérêt national. Elle n’était pas contradictoire avec le souci unitaire d’édifier un Front uni, tourné vers l’édification, que nous ne confondions pas, comme nous le disions toujours, avec un parti unique. Nous expliquions ces raisons de fond, sans double langage. La lettre n’était pas seulement à usage externe, elle a longtemps servi de document d’éducation et de discussion pour les cadres et la base militante.

Deux points forts me sont restés en mémoire. Le premier prévenait le pouvoir qu’il pouvait certes remporter des succès policiers mais que cet avantage technique ne serait qu’un désastre politique pour le pays et pour les objectifs que Boumediene disait publiquement défendre. Vers la conclusion, je soulignais aussi que si le pouvoir venait à s’engager sur des terrains que nous jugions bénéfiques pour le pays tels que les nationalisations des grands secteurs économiques et la restructuration, la réforme des rapports agraires dans les campagnes, il nous trouverait à ses côtés pour les défendre. A ses côtés et non à sa remorque.

Que de choses a-t-on raconté sur le « ralliement » des communistes à Boumediene. Qui donc s’est rallié aux orientations de l’autre ? C’est trois ans plus tard, à partir de 1971, que des mesures effectives d’envergure ont commencé à être prises dans ce sens. Nous les avons soutenues, par principe, parce que c’était nos orientations, et non pour respecter des promesses, alors que le FLN freinait des quatre fers contre ces mesures. Dans la lettre à Boumediene, nous ne demandions rien pour nous mêmes, sinon le respect des droits et aspirations, dû à tous les Algériens, reconnus par surcroît dans les textes officiels de la guerre de libération ou d’après l’indépendance. La lette était tout le contraire d’une offre de services : ni marchandages ni pourparlers auxquels se livraient tant d’opposants dans leurs va et vient entre rebellions à grands fracas suivies de retours discrets au bercail. Nos principes exposés au grand jour, nous les avons défendus jusqu’à ce qu’ils aient fait leur chemin puis se concrétisent à l’encontre les forces hostiles.

On dit que le PAGS avait passé un contrat avec Boumediene : en échange de votre « soutien critique », il vous tolérerait. Qu’en est-il réellement ?

Il n’y a jamais eu quelque chose qui ressemble à un contrat ou une tractation. Je défie quiconque d’apporter la moindre preuve d’un quelconque marchandage. Nous n’en avions nul besoin pour définir et appliquer une politique à la fois de principe et réaliste, correspondant à des intérêts de classe et nationaux. Quand on a choisi la résistance illégale et clandestine, c’était justement pour défendre notre indépendance d’opinion et de décision tant q’elles ne pouvaient pas s’exprimer d’une autre façon. Ce serait du masochisme ou de la schizophrénie d’endurer pendant de longues années tous les inconvénients d’une clandestinité et en même temps marchander et mendier clémence et tolérance. La tolérance ou non dépend des efforts qu’on déploie pour la faire respecter et aussi d’un minimum de convergence ou non des positions défendues de part et d’autre.

La formule de « soutien critique » qu’on retrouve souvent chez les commentateurs est en elle-même ambiguë, rigide, comme si elle définissait un moule pour toutes les situations et problèmes. Nous avons toujours appelé militants et citoyens à juger aux actes (à mon sens, c’est l’ABC d’une position marxiste) et à agir selon que les actes et positions de milieux officiels ou d’autres formations convergeaient ou divergeaient avec nos objectifs proclamés. Au cas par cas, l’aspect soutien peut l’emporter, par exemple pour la nationalisation des hydrocarbures, tandis que la critique ou l’opposition se dressent contre des actes répressifs ou limitant les libertés syndicales. On peut certes se tromper sur tel ou tel cas, dans un sens opportuniste ou sectaire, mais la démarche est tout le contraire de marchandages. La « tolérance » limitée imposée pour nos activités n’a pas été un cadeau des pouvoirs, mais le résultat d’évolutions dans les rapports de force et les opinions, nous la faisions respecter aussi par le caractère responsable et non démagogique que nous cherchions à donner à nos initiatives et actions. Ce n’était pas pour les beaux yeux de l’administration que nos camarades se mobilisaient dans les volontariats à la campagne, aux côtés des paysans, partageant leurs dures conditions de vie, s’exposant aux répressions ouvertes et insidieuses des services et milieux hostiles.

Néanmoins, le jugement au cas par cas n’exclut pas une appréciation globale sur les positions d’ensemble et les évolutions du régime : négative envers le coup d’Etat et ses suites, plus positive quand il s’est rapproché des besoins sociaux, nettement négative quand les orientations de Chadli ont commencé franchement à détruire ou réprimer des acquis sociaux, démocratiques ou nationaux. Ce n’est pas une préférence ou une répulsion pour des personnes ou des clans, il s’agit d’encourager ou de dissuader des positionnements en fonction de critères bien clairs.

Deux exemples :

En 1974, nous avons décidé de faire revenir à la vie légale, quels qu’en soient les risques, un peu moins d’une dizaine de nos cadres ou militants de base épuisés par neuf années de clandestinité, avec des problèmes familiaux ou de santé sérieux alors qu’ils pouvaient œuvrer plus utilement au grand jour. Le climat y était plus favorable car la pression des opinions nationale et internationale, l’évolution du pouvoir après les nationalisations et la réforme agraire etc., avaient fait reculer les courants les plus répressifs. Soucieux d’éviter des complications et provocations envers nos camarades (qui ont d’ailleurs eu lieu, pour Mustapha Kaïd, par exemple), nous en avons informé Boumediene par l’intermédiaire d’un parent de Benzine. Il a fait savoir par le même canal qu’il n’y voyait pas d’empêchement, y compris pour la sortie de tous les clandestins, dont Sadek, mais qu’il ne sera nullement question de remettre en cause le « principe du parti unique ».

Nous avons maintenu et appliqué notre décision mais, pour qu’il n’y ait aucune équivoque, nous avons montré que pour nous aussi, il n’était nullement question de renoncer au droit de notre parti à son existence, à la liberté d’expression et d’organisation. Pour le confirmer, plusieurs camarades dont moi-même, qui avions autant de problèmes de santé et familiaux que les autres, sommes restés quinze ans supplémentaires de clandestinité. Je dis bien quinze, en plus des neuf années écoulées , jusqu’à 1989.

Au même moment, une grève se déroulait à la SNS Emballages Métalliques (ex Carnaud) à Gué de Constantine, dirigée par « Ramdane », un camarade courageux et aimé des ouvriers. Des représentants de la SM se sont rendus chez Bachir Hadj Ali (revenu, depuis quelque temps, des prisons et résidences surveillées) pour lui faire comprendre que les autorités souhaitaient que nous intervenions pour assouplir notre position sur cette grève. L’allusion était claire au problème en suspens de nos camarades clandestins non encore sortis à la légalité. Pour nous, la grève était juste et elle paraissait si importante dans le climat politique du moment que, pour marquer notre refus de tout marchandage ou compromission, et contrairement à nos habitudes de retenue pour ne pas gêner les grévistes durant leur action, nous avons sorti spécialement un tract appelant à poursuivre et intensifier notre solidarité envers cette grève, en expliquant les raisons de fond sociales et nationales de ce soutien. La grève s’est poursuivie plus forte que jamais, les travailleurs et nous mêmes n’avons pas marchandé une fausse « paix sociale » !

Voila le genre de faits que les rumeurs ne rapportent pas, profitant de ce que depuis des décennies nous sommes privés des moyens minimum d’informer nos concitoyens. Quelles sont l’origine et les motivations des « rumeurs » ?

A côté de ceux qui ramassent et colportent passivement tout ce qui réjouit leur tempérament ou leurs opinions, plusieurs sortes de milieux fabriquent ou diffusent des rumeurs avec des intentions.

Les déclarations et gestes des dirigeants du PCF qui chantaient les louanges du FLN et voulaient justifier leur capitulation intéressée devant ce système, nous ont porté un tort considérable. De nombreux compatriotes nous attribuaient les mêmes positions. Etant donné nos traditions de solidarité internationaliste et les préjugés dépassés liés aux années d’édification du PCA de 1936 à 1946, ils n’imaginaient pas que les communistes algériens pouvaient avoir des positions différentes ou même contraires à celles du PCF. D’autres partis communistes au pouvoir, qui comprenaient mieux nos positions, laissaient aussi planer la confusion par leurs déclarations faisant l’éloge de leur coopération et amitié d’Etat à Etat avec l’Algérie.

Mais en Algérie même, il y avait les milieux de la police politique ou influencés par elle qui utilisaient ces rumeurs pour faciliter leurs pratiques. Des responsables administratifs ou économiques, voulant faire passer leurs orientations antisociales ou arbitraires en se prétendant mystérieusement proches du PAGS, les présentaient comme un besoin de discipline souhaitée par la direction du PAGS au nom de l’édification nationale.

D’autres encore, infiltrés ou non dans les rouages du PAGS, utilisaient la confusion pour recruter à leurs services policiers des militants ou sympathisants du parti au nom d’intérêts communs et d’efficacité dans la lutte anti-impérialiste, etc. Un ancien du volontariat des jeunes m’a dit que, durant leurs campagnes, un de ces « responsables » se prévalait d’un marché conclu entre Boumediene et le PAGS, pour lui expliquer la consigne du parti (tout à fait justifiée) de ne pas recruter de paysans au PAGS en se prévalant du titre et des activités du volontariat. Quand je me suis renseigné quel était ce responsable, il s’est avéré être un certain Rachid., que par ses comportements suspects j’avais signalé à plusieurs reprises durant les années de clandestinité comme un policier potentiel qu’il était préférable de mettre sur des voies de garage. La naïveté ou des complicités à divers échelons ont fait que j’ai plusieurs fois eu la surprise, dans des rapports, de retrouver sa trace à des postes de responsabilité de plus en plus élevés, y compris à un échelon de direction régionale lors du retour à la vie légale. Lors de la crise de 1990-91, il a été de ceux qui, dans la presse, a orchestré avec zèle la destruction du PAGS.

Terminons cette série des confusions instaurées dans l’opinion, par la candeur inconsciente avec laquelle des responsables ou personnalités du PAGS s’affichaient publiquement, malgré nos remarques insistantes, avec des agents notoires des services de sécurité comme s’ils étaient de vrais amis inséparables, alors que leur mission était de coller à eux et à leur entourage. Ainsi en a-t-il été de « Ali », officier des services connu de nous depuis les années 65 et qui du reste ne s’en cachait pas.

Dans l’acte de tolérer le PAGS, Boumediene, disait-on encore, répondait à une pression de l’URSS. Vrai, faux ?

D’autres ont dit aussi, à l’inverse, que notre position plus favorable à l’égard du pouvoir de Boumediene à partir de la fin des années 60, avait été inspirée par l’URSS dès 1965, pour ne pas gêner les relations soviétiques avec le nouveau pouvoir issu du coup d’Etat. Tout cela n’est pas aussi mécanique.

Certes, les positions et relations entre les forces politiques à l’intérieur du pays tiennent toujours relativement compte, selon les conjonctures, de l’état des relations internationales et des sensibilités idéologiques des uns et des autres. Mais dès le début, nos relations sur la scène politique algérienne, même dans les moments de tension, ont été inspirées pour l’essentiel par des facteurs et des considérations internes.

Parlons de l’autocritique de l’activité de l’ORP ainsi que sa réorientation vers un très large front national en même temps que l’édification d’un parti d’avant-garde, suggérée par les dirigeants de l’ORP emprisonnés. Cette analyse n’était pas inspirée par des références aux positions soviétiques ou autres. Nos camarades emprisonnés étaient coupés de l’actualité internationale. Nous-mêmes, dirigeants du PCA restés libres, qui avons donné notre accord à leurs propositions sous réserve que l’existence du Parti d’avant-garde soit rendue publique, nous étions trop occupés à ce moment par les tâches clandestines pressantes pour tourner davantage notre attention vers les implications internationales.

De leur côté, et indépendamment de nous, les dirigeants soviétiques et Boumediene, en tant que chef de l’armée et du nouveau Conseil de la Révolution, en hommes d’Etat avisés, étaient soucieux de leurs intérêts communs militaires et stratégiques en Méditerranée. Ils souhaitaient les préserver et les renforcer, bien que plusieurs membres du Conseil de la Révolution algérien auraient penché plutôt vers les cercles occidentaux, dont ils avaient obtenu des encouragements informels après les avoir avertis du coup d’Etat en préparation. De part et d’autre, les directions algérienne et soviétique étaient soucieuses de non ingérence des uns dans les affaires intérieures des autres, quelles que soient leurs différences d’appréciation à ce sujet. Nous-mêmes n’avions aucune raison de perturber par nos problèmes leurs relations d’Etat à Etat dont nous approuvions le caractère bénéfique au plan international comme pour les intérêts algériens.

Il faut dire qu’à ce sujet, il y eut dans les semaines qui ont suivi le coup d’Etat et les arrestations, une tension temporaire entre nous et le PCUS, suite à des informations incomplètes et des maladresses humaines de part et d’autre. J’eus l’occasion de rencontrer à Alger leur représentant venu de Moscou et avons éclairci les problèmes après une discussion très vive mais franche. Il s’inquiétait des répercussions de l’épisode de l’ORP qu’il jugeait dangereuses et improductives, ce dont nous étions nous-mêmes convaincus. En même temps, je protestais contre les ingérences de leur ambassadeur, membre de leur CC qui menait à travers des journalistes et autres une campagne pour dresser individuellement des camarades connus ou des syndicalistes et journalistes contre la direction, ce avec quoi n’étaient pas d’accord même d’autres Soviétiques qui avaient une vision plus complète du caractère antidémocratique et anticommuniste de nombreux auteurs du coup d’Etat. L’ambassadeur, désavoué après cela pour cette faute professionnelle, connut une demie sanction qui était en même temps une espèce de promotion, puisqu’il fut déplacé en Inde.

A partir de ce moment, nos relations furent toujours empreintes d’une volonté de respect même lorsque nos positions ne coïncidaient pas. J’aurai l’occasion de revenir sur ces divergences et leurs évolutions, tenant surtout au fait qu’ils confondaient trop leurs souhaits avec les orientations réelles de l’Algérie (que leurs spécialistes et leurs chercheurs connaissaient pourtant bien), ils accordaient trop d’importance aux raisons d’Etat au détriment des relations entre partis, ce qui leur causait d’ailleurs du tort dans l’opinion progressiste algérienne. Il faut reconnaître que, comme dans d’autres pays arabes, ils subissaient pressions et chantages à la rupture des relations de la part des gouvernants antidémocratiques. Ainsi Cherif Belqacem (qui avait justifié le coup d’Etat comme le moyen d’empêcher les communistes de prendre le pouvoir par des voies démocratiques) quitta spectaculairement le Congrès du PCUS en protestation contre la présence de notre camarade Larbi Bouhali. Quelques années plus tard, les relations diplomatiques furent suspendues plusieurs mois avec la Hongrie, sous prétexte de la présence du PAGS à la conférence internationale des 80 partis communistes et ouvriers tenue à Budapest. Il y eut dans la presse algérienne des articles inspirés, comme celui de l’imprévisible Mouloud Qacem, qui menaçait d’appeler à la sécession les Georgiens et autres Républiques du Caucase si les Soviétiques continuaient à afficher leur sympathie pour les communistes algériens.

Comment a-t-on ressenti au PAGS la disparition de Boumediene ?

Nous l’avons ressentie comme une lourde perte pour le pays, en dépit des critiques que nous adressions au style autoritaire de son régime, préjudiciable même aux avancées qu’il avait amorcées. Le PAGS restait interdit et plusieurs d’entre nous toujours clandestins. Sentimentalement, nous avons été émus par la vague des réactions d’affection envers Boumediene qui exprimaient spontanément la peine et les interrogations des simples gens. Malgré les mécontentements, ils lui semblaient reconnaissants de leur avoir donné des éléments de dignité ou des raisons confuses d’espoir.

C’est surtout politiquement que nous ressentions de l’inquiétude pour les suites d’une perte survenue à un moment critique (dans l’opinion, il y a eu des interrogations et rumeurs sur les causes de sa maladie). Dans des confidences à ses proches lors de ses déplacements officiels, Boumediene paraissait sceptique sur la rénovation d’un parti FLN à court terme (pas moins de quinze ans, estimait-il). Mais les intentions de changement qui lui étaient prêtées concernant le Congrès de ce parti qui pointait à l’horizon semblaient confortées par une plus grande liberté d’action conquise par les organisations de masse sous l’impulsion de Yahiaoui mis en place par Boumediene. Au plan économique, diverses déclarations notamment de Belaid Abdesselam semblaient amorcer une révision positive du gigantisme, des fuites en avant et du délaissement du social que le PAGS critiquait. Nous avions en vue surtout les difficultés et dangers de l’environnement international et les oppositions sourdes et même ouvertes contre les velléités même timides de démocratisation. Nos craintes n’ont pas tardé à se confirmer.

3. LES ANNÉES CHADLI, DÉBUT DE LA FIN ?

Chadli a vite montré le glissement à droite ?

Les premières mesures de Chadli montraient une accentuation des tendances négatives qui marquaient déjà précédemment le régime mais elles tentaient de se masquer habilement sous des apparences de continuité avec les « constantes » prétendues irréversibles des textes officiels. Le PAGS dénonçait ce qu’on appelait le « glissement à droite », malgré, au début, quelques maladresses de formulation déplorées à juste titre par les militants et visant à ne pas « brusquer » le nouveau président, à faciliter les luttes sur le terrain et à encourager les anti-impérialistes encore en place mais en recul. Rapidement le pouvoir affichait de plus en plus sa couleur. Le retour sur scène de Messaâdia au FLN fut aussitôt marqué par l’article 120 visant à barrer totalement la route aux non-membres du FLN dans les responsabilités syndicales et associatives.

J’aurai d’autres occasions d’indiquer comment les militants du PAGS se sont efforcés de contourner ces barrages sans compromission en s’appuyant dans la clarté au cas par cas sur l’opinion et le soutien des travailleurs à la base, et en évitant par contre soigneusement toute adhésion au FLN dans les cas où (comme lors des pressions extraordinaires exercées sur les dirigeantes au sommet de l’UNFA) elle risquait de signifier ralliement aux visées de Chadli-Messaâdia.

Il y eut aussi la répression sauvage du mouvement culturel berbère, accompagnée des excitations exacerbées d’un nationalisme chauvin contre le « berbéro-laïco-communisme ». Et surtout, révélateur profond des dessous du régime, les premières mesures de démantèlement anarchique du tissu industriel et agricole, sous l’étiquette hypocrite de « restructuration », ne laissaient plus de doute. Des réformes antibureaucratiques et contre les mécanismes parasitaires étaient nécessaires, il suffit de lire les publications politiques et économiques de l’époque pour se convaincre que le PAGS n’avait cessé en théorie et dans la pratique de les revendiquer. Mais ce que faisait le pouvoir était le contraire de cet assainissement souhaitable. Les attaques contre les « acquis » précédents ont séduit quelque temps les couches moyennes surtout. Les attaques étaient en effet enveloppées d’encouragements au consumérisme (« pour une vie meilleure ») et présentées comme des correctifs aux outrances et dérives d’un étatisme prétendu socialiste que nous avions nous mêmes combattu. Les limites de cette démagogie sont vite apparues, en même temps que se durcissaient les pratiques répressives. Les recherches, poursuites, intimidations et harcèlements anticommunistes qui s’étaient atténuées sans disparaître dans les dernières années de Boumediene, ont repris. La dénonciation active du libéralisme sauvage par le PAGS apparaissait comme un obstacle à l’aile dirigeante du nouveau pouvoir qui visiblement cherchait de plus en plus à paralyser sinon à décapiter notre organisation dont la littérature et les activités pénétraient non seulement les quartiers, villages, usines et lieux de travail, mais même les administrations qui trouvaient chez nos militants des sources d’information e d’inspiration.

C’est à ce moment que la direction du PAGS décide de s’exiler…

Après plusieurs alertes, j’ai suggéré, sans être moi-même concerné, de mettre à l’abri à l’étranger plusieurs cadres de différents niveaux. Je considérais en effet que quinze années d’usure et de décloisonnements inévitables avaient rendu plus vulnérable l’appareil organique, du fait notamment de sa situation incommode entre activités clandestines et au grand jour. Il y eut de grandes difficultés à trouver quelques volontaires. Mes camarades de la direction ont estimé alors que si risques il y avait, c’est moi qui devais en premier lieu être protégé à l’extérieur. J’ai réfléchi et malgré certains inconvénients qui m’apparaissaient et se confirmeront plus tard, j’ai reconnu que c’était un argument logique, d’autant plus que je constatais qu’un nombre grandissant de jeunes cadres avaient émergé dans l’action des années précédentes. J’espérais en même temps que cela me permettrait à la fois de renforcer un travail extérieur jusque là déficient et de mieux assurer un suivi médical devenu depuis deux ans nécessaire mais risqué dans les milieux hospitaliers et médicaux où j’étais connu.

Le cœur serré, j’ai quitté ainsi dès 1983 (jusqu’à 1989, peu après l’éruption libératrice d’octobre 1988) le sol familier de la patrie, le contact physique et de coeur qui me réconfortait, même dans la fournaise quotidienne de la guerre de libération.

Outre les précautions qui la justifiaient, cette transplantation n’a pas été inutile, par l’ouverture d’horizons internationaux plus larges et l’amélioration des relations de solidarité avec quelques partis frères jusque là peu informés sur l’Algérie et intoxiqués par la propagande du pouvoir. Ma nouvelle situation permettait aussi un peu plus de réflexion et de recul par rapport à l’activisme quotidien. Mais les inconvénients que je craignais me sont rapidement apparus, dans le climat pesant d’une clandestinité dans la clandestinité, du fait des partis soucieux de ne pas trop faire connaître aux autorités algériennes leur solidarité avec nous. Beaucoup plus sérieux encore a été le manque de communications suivies des deux côtés de notre direction, habituée à des échanges directs presque en temps réel. Sauf exception, faire connaître des informations ou des avis pouvait prendre jusqu’à deux à trois mois, pratiquement toujours après leur utilité opérationnelle, sans compter des incompréhensions que quelques minutes d’échanges auraient suffi à mettre au clair.

Malgré cela, j’avais au moins la joie, grâce à de multiples dévouements, de recevoir les échos vivifiants des luttes courageuses et fructueuses des militants et militantes, des syndicalistes, des jeunes gens et jeunes filles de plus en plus résolus et créatifs. Leur résistance à l’arbitraire et à la politique de dégradation sociale, était ponctuée souvent d’émeutes populaires auxquelles ils parvenaient à imprimer un esprit responsable. Cela leur valait des arrestations préventives systématiques, selon un scénario policier et anticommuniste de plus en plus rôdé (qui sera systématisé en octobre 88) mais que la solidarité populaire parvenait souvent à mettre en échec. Telles furent les grandes manifestations de Constantine en novembre 1986, dont un article d’El Watan a illustré magnifiquement il y a quelques mois le déroulement et l’atmosphère. Rien à voir avec le récit hargneux et narcissique d’une victime malgré lui de ces évènements, qui dans un blog du journal français « Le Monde » n’avait comme leitmotiv qu’un plaidoyer voulant convaincre (d’éventuels milieux nourriciers ?) que : « Ana khatini el’Pags ! ».

Le Pags a tout de même appelé à voter « Oui » pour la charte de Chadli de 1986…

En effet, un faux pas regrettable dans l’expression politique de cette belle combativité s’est produit au niveau central à l’occasion du referendum sur le projet de Charte nationale de 1986. Par ce projet, moyennant des artifices de langage qui ne lui coûtaient rien, le pouvoir tentait de faire croire dans la confusion pseudo-réformiste, qu’il était toujours dans l’option socialiste alors qu’il virait au capitalisme primitif et antisocial. J’avais préconisé dès l’automne 1985 et en temps opportun de ne pas cautionner ce projet en votant NON ou à la rigueur de s’abstenir, en avançant un mot d’ordre populaire « Barkaouna man al klam al faregh », assorti de multiples propositions de mobilisation et d’action en faveur d’objectifs très concrets parmi les plus sensibles besoins sociaux de la population, assortis chacun des arguments locaux et de politique générale pour les justifier. La plupart de ces objectifs figuraient d’ailleurs dans le projet de Programme autonome et provisoire du PAGS que les militants avaient longuement discuté le long des années qui ont suivi la Charte 76, mais qui, à tort, n’avait pas été encore finalisé et publié dans l’espoir de mieux l’adapter aux évolutions plus récentes de l’ère Chadli.

Malheureusement la direction a appelé à voter OUI à la grande déception des militants et d’une partie de la population dont je perçois des échos jusqu’à ce jour. Je comprends plusieurs des raisons qui ont contribué à ce faux pas que les camarades ont reconnu et corrigé moins d’un an plus tard, à partir de discussions que, pour la première fois, nous avons pu réaliser à l’extérieur avec un grand nombre d’entre eux. Mais cette discordance entre l’expression d’une position de fond et la réelle combativité déployée sur le terrain a creusé un déficit dont un malaise à la base. Surtout au moment où se déployaient dans le pays de larges activités révélatrices d’un bouillonnement et d’une nouvelle phase qui s’exprimait, en plus du mouvement social que le PAGS animait, par la poussée importante des courants amazigh, islamistes et des Droits de l’Homme. Le manque à gagner a été significatif à mon avis de problèmes d’orientation générale insuffisamment perçus quand on est dans le feu de l’action. Je ne les expose pas ici, ils auraient mérité d’amples débats dans un Congrès véritablement consacré aux bilans politiques et organiques portant sur un quart de siècle de luttes, mais ce congrès en 1990 sera dévié vers des préoccupations conjoncturelles déstabilisatrices, inspirées et attisées par les agents et les pressions politiques, idéologiques et pratiques multiformes du pouvoir.

Ce dernier restait fortement soucieux de légitimer la prolongation d’un « soutien critique » du PAGS qui n’était plus de mise, alors qu’il avait eu sa raison d’être avec les positions de très loin moins ambiguës du pouvoir Boumediene de la première moitié des années 70. J’en ai eu un exemple anticipé à la fin 1983 ou début 1984, lorsqu’un des « infiltrés », habituellement empressé à adhérer à mes points de vue, ne put se maîtriser dans ses efforts pour contester un jugement négatif et sans équivoque que je portais envers le pouvoir de Chadli en comparaison avec celui de Boumediene dans un article pour le numéro de la revue idéologique An-Nahdj (du parti communiste irakien). C’est probablement à partir de cette époque que je devins une des cibles principales des éléments du pouvoir versés dans les tentatives de manipulation. Il n’est pas exclu aussi que des influences semblables aient joué plus ou moins dans certains épisodes dont les récits me sont parvenus : des actions revendicatives entièrement justifiées et proches du succès mais mystérieusement arrêtées ou freinées sous prétexte que selon des « milieux bien informés » elles s’exposaient à de dangereuses provocations ; ou encore l’impression négative laissée à Tizi Ouzou dans la jeunesse amazigh en 1980 par les interventions d’orateurs et personnalités arabophones ayant la réputation d’être adhérents ou proches des idées du PAGS.

Le séisme d’octobre 1988 a-t-il secoué le PAGS ?

Certes, peu de gens, à part ceux qui ont directement manipulé et contre manipulé ces évènements, connaissent dans tous leurs détails les motivations, les objectifs précis, les rouages et les enchaînements concrets qui ont amené les deux groupes rivalisant dans les hautes sphères, à s’affronter dans les rues d’Alger par centaines de jeunes interposés détruisant sélectivement les entreprises et locaux liés au secteur d’Etat.

On sait, ou on devine bien, que l’enjeu réel était le contrôle du mode de gestion de la manne économique et des leviers de pouvoir. On sait mieux que les protagonistes et apprentis sorciers, ignorant et méprisant l’ampleur du mécontentement social dressé contre les composantes du pouvoir dans son ensemble, ont perdu le contrôle des évènements. Ils se sont vus contraints après le massacre de centaines de jeunes, à renégocier entre eux au cours des semaines et mois suivants des consensus institutionnels permettant de sauver des appareils étatiques ébranlés.

Ce qui est certain en tout cas, c‘est que la trame des évènements a été marquée par un esprit antidémocratique de classe, tourné contre ceux qui leur apparaissaient comme le danger le plus sérieux, les travailleurs organisés, syndiqués et conscients, qui eux ne cassaient pas mais dont la force montante les empêchait depuis longtemps de dormir. Les semaines précédentes en particulier, les organisations syndicales de la région de Rouiba, fortes des milliers de travailleurs d’usines, petites entreprises, enseignants, agricoles, etc. étaient en grève, manifestaient et projetaient avec l’appui des syndicats de la capitale une marche pacifique sur Alger pour faire aboutir leurs revendications insatisfaites. Dans la nuit qui a précédé les cortèges téléguidés des adolescents casseurs dans la capitale, des centaines de militants syndicaux et progressistes étaient arrêtés, dont nombreux n’avaient pas de lien avec les grévistes de l’Est Mitidja. Parfois ces arrestations sur fichiers étaient hasardeuses ou répondaient à des règlements de compte anciens ; l’une des victimes, N R, non militant, a été arrêté par erreur à la place de son frère n’habitant pas chez lui ; par miracle, ce soir là, la camarade qui faisait liaison entre moi et le reste de la direction ne s’était pas rendue chez NR parce qu’elle s’était trouvée bloquée par les premières manifestations. Rares ont été les personnes arrêtées qui n’ont pas été torturées, souvent gravement, ce qui a suscité après leur libération une quinzaine de jours plus tard l’indignation nationale et internationale.

Ainsi les autorités faisaient d’une pierre deux coups, selon le scénario rôdé au cours des grands mouvements de protestation qu’avaient connu les années précédentes plusieurs villes d’Algérie. Ils tiraient prétexte des troubles spontanés ou provoqués, à la fois pour frapper le mouvement syndical, démocratique ou culturel et faire avancer leurs pions dans leurs querelles internes de pouvoir.

Orientation de classe également dans le fait de faire appel aux jeunes adeptes islamistes des mosquées, en grand nombre chômeurs, pour reprendre le contrôle de la rue en les dressant sous des thèmes idéologiques contre les travailleurs. Prolongement d’une pratique déjà ancienne, encourageant ces jeunes à agresser impunément les jeunes filles ou jeunes gens ne partageant pas leurs goûts vestimentaires ou culturels. Ce faisant l’Etat abdiquait le plus souvent la mission de rassembleur et régulateur de la diversité nationale qui devrait être la sienne. On notera à ce propos que la plupart des animateurs des Comités contre les tortures des journées d’Octobre ont été assassinés par des groupes se réclamant vraiment ou faussement de mouvances islamistes, les autres se réfugiant dans l’exil.

Comme on le voit, c’est dans ce climat opaque que va débuter l’intermède du pluralisme non démocratique de 1989 à 1992. Chadli toujours présent provisoirement, bien que plusieurs alternatives de « bon président » aient été, dès cette période post Octobre, soumises aux décideurs, dont celle du général Belhouchet par l’un des professionnels sous casquette du PAGS.

4. LE DEVENIR DU MOUVEMENT COMMUNISTE APRES 1990

Vous parlez, à propos de la façon dont le pouvoir a géré politiquement l’après-1988, de « transition dévoyée ». Vous y trouvez même une similitude avec l’après – indépendance. Dévoyer les libérations est-il une fatalité ?

Je pense que la situation actuelle est le résultat d’une série de transitions politiquement dévoyées, sans que les forces sociales qui en ont été victimes n’aient su ou pu peser sur les évènements dans le sens de leurs intérêts objectifs et légitimes.

En Algérie 2007, le constat est net : des élections vidées de sens, une vie politique discréditée et des partis impuissants. Mais le processus néfaste s’était déjà mis en place dans les deux années 90-91, après l’euphorie et les espoirs ouverts par Octobre 88. On peut comparer cette évolution avec le glissement vers les malheurs qu’avait connus déjà l’Algérie durant les décennies du parti unique. En accédant à l’indépendance, le pays avait tout pour réussir mais la crise de l’été 1962 a porté un coup fatal à ces espoirs. Dans les deux cas, pour réussir, il aurait fallu une transition, réaliste, consensuelle, démocratique, capable d’ouvrir ensuite la voie à un nouvel ordre institutionnel durable et accepté par une majorité unie et constructive de la population. C’est le contraire qui s’est passé.

En 1962, on a dit à tous ceux qui voulaient s’exprimer, proposer, unir et construire : vous n’avez pas voix au chapitre ; seuls les chefs (civils ou militaires) le feront à votre place. Et les chefs ont continué à s’entredéchirer sur le dos de la population. Après l’ébranlement d’Octobre 88, les chefs ont tenu un autre langage « vous pouvez dire et faire tout et n’importe quoi ; parlez, battez-vous même entre vous ; mais c’est nous qui tirons les ficelles et choisirons parmi vous ceux qui gouverneront en notre nom ».

Dans les deux cas, c’est la domestication par des moyens différents. Dans les deux cas les forces qui pouvaient peser pour une meilleure orientation n’ont pas su ou n’ont pas pu jouer leur rôle ! Pourquoi les castes dirigeantes ont-elles réussi à dénaturer l’option démocratique, discréditer la fonction des partis et neutraliser les aspirations de la société ? Parce qu’elles ont su diviser, exploiter les faiblesses, les intolérances, les erreurs ou les appétits des uns et des autres.

Se présentant tour à tour comme des sauveurs ou des réconciliateurs de la nation, ces castes ont déchiré la nation, parce que, en voulant la dominer ils lui ont enlevé les moyens de sa propre régénération. Ils ont sabordé sa force de survie et de développement, la synergie entre les trois piliers qui pouvaient tenir l’Algérie debout et assurer son avenir : son économie (reposant jusqu’ici unilatéralement sur les hydrocarbures), son Etat (dont l’appareil militaire est un des constituants irremplaçable) et son peuple (à travers les interactions positives entre la société et le champ politique). Croire renforcer l’un des piliers en sapant et minant les deux autres rend inévitablement bancal le trépied national et l’expose à l’effondrement. La carence fondamentale de la transition de 1962 s’est reproduite en 1990 sous un langage et des discours différents.

Le début de l’implosion du PAGS se situe aux élections municipales de 1990. Le PAGS y avait participé. Que s’est-il passé ? Voyez les premières élections municipales du printemps de 1990. On nous les présentait comme le signe majeur de la nouvelle transition démocratique. Après un quart de siècle, elles allaient consacrer, disait-on, la renaissance de vraies Assemblées Populaires Communales. Or les mœurs et les scandales des APC se perpétuent jusqu’à nos jours.

Cet exemple s’articule bien avec le contexte de l’année 1990, en particulier les luttes et les problèmes qui ont entouré la préparation du Congrès du PAGS de décembre 1990. Je vous reparlerai de ce dernier à d’autres occasions. Je recommande à vos lecteurs les éléments dont j’ai fourni des grandes lignes à la presse nationale . [1]

Que souhaitaient la majorité des citoyens des élections municipales annoncées ? Ils en attendaient la solution de leurs problèmes restés longtemps en panne. Quant à divers états-majors politiques, ils étaient préoccupés avant tout par la consécration d’une place de choix sur la scène publique, même au prix de promesses concrètes irréalistes ou d’envolées idéologiques destinées aux sensibilités et les appartenances communautaires de leurs auditoires. Même la presse attisait d’une certaine façon ces joutes considérées comme l’attribut essentiel d’une liberté retrouvée. En fait, comment concilier le poids souhaitable des besoins réels de la base, avec celui des projets de société des différentes mouvances politiques ?

Je l’avais dit dans un tour d’horizon à Mouloud Hamrouche, qui recevait une délégation du PAGS. Si ces élections visent l’assainissement de la vie politique et une vraie relance démocratique, il faut en créer les modalités favorables. On ne peut pas agir avec des électorats qui ont vécu des décennies d’obscurantisme politique comme avec ceux qui ont eu déjà un minimum d’expérience démocratique. Les gens n’ont eu jusqu’ici aucune occasion de mettre à l’épreuve des candidats dans l’exercice réel de mandats publics.

Dans cette transition, pourquoi ne pas faire ratifier par voie électorale des délégations municipales composées des membres des différents courants politiques, avec la présence d’un représentant de l’Etat compétent en affaires municipales ?

Ils discuteraient des problèmes de gestion, assumeraient des tâches, seraient tenus d’en rendre compte périodiquement à la population. Après deux ou trois ans d’une telle expérience, de vraies élections municipales auraient tout leur sens parce que chacun saura mieux qui a fait quoi et pourra mieux choisir parmi les personnes et les courants politiques.

Les autorités ont préféré une autre voie, ressemblant formellement aux standards d’une démocratie avancée. Elles ont préféré un pluralisme débridé sans vraie démocratie, au bénéfice d’intérêts et d’appétits hégémonistes reposant sur des capacités financières, sur de vastes réseaux administratifs ou communautaires, sur les engouements identitaires et culturels contradictoires. C’était la meilleure façon de rendre inopérants les principes proclamés tant dans la nouvelle Constitution que dans la loi sur les partis et autres critères vertueux proclamés.

Le but des initiateurs de ces entorses à de vraies mœurs démocratiques était d’arbitrer et verser à leur profit les affrontements de la jungle partisane. Calcul étroit qui se révèlera désastreux aux municipales de 1990 et qui sera renouvelé aux législatives dix huit mois plus tard. La stratégie électorale, fondamentalement biaisée, ne rapportera que des malheurs, aussi bien pour ceux qui auront raflé des voix que pour ceux qui les ont perdues et pour ceux qui se sont abstenus ou boycotté. Aucun secteur de la nation ne peut sortir indemne d’une fracture nationale.

Le PAGS –t-il été victime des manœuvres du pouvoir ?

Dans tous les partis, et en tout cas dans le PAGS, la stratégie officielle aura eu ses prolongements néfastes. Y auront contribué aussi bien les relais attitrés du pouvoir que les illusions de cercles militants sincères mais peu habitués à de vraies batailles électorales, absentes de notre pays depuis des décennies. Une expérience ancienne avait appris aux communistes que, quand le rapport de forces et le climat politique sont défavorables, le seul avantage d’une éventuelle participation sans compromission n’est pas la conquête des sièges en soi, mais la possibilité de faire connaître à la base populaire leurs positons et propositions. C’est un jalon dans le combat de longue haleine pour faire progresser l’idée d’unité d’action entre forces de la démocratie sociale. Ce n’était pas le point de vue d’un membre de la direction qui reproduisait les calculs de certaines sphères dirigeantes. Il soutenait avec véhémence que c’était une bataille pour le pouvoir ; c’est comme telle qu’il fallait s’y engager résolument. D’où lui venait cette superbe assurance ? La suite des évènements le montrera.

Des tensions graves se sont nouées autour des élections municipales de juin 1990. Comment s’explique l’inconsistance de la position du PAGS : une participation surprenante puis un désaveu du scrutin ?

Le jour du scrutin dans la capitale, les camarades d’Alger Centre s’étaient dépensés sans compter dans le travail de proximité vers la base laborieuse et les quartiers, style hérité de la combativité sociale des décennies clandestines. Constatant en milieu d’après-midi à quel point les élections étaient malmenées par de multiples pressions, ils en ont fait état au siège où se trouvaient les partisans de la participation « pour le pouvoir ». Ces derniers les ont vertement rabroués : « C’est faux, vous voulez donc faire échouer le processus électoral ? »

Plus tard, les mêmes encore, sollicités par les medias, ont délégué un camarade à la radio (ou télé je ne me souviens pas) avec la mission de déclarer que tout se passait bien.

Les résultats officiels proclamés, bien qu’assez prévisibles vu le déroulement de la campagne, jetèrent le désarroi par leur ampleur. J’ai approuvé personnellement un communiqué d’attente, rédigé par feu Aziz Belgacem, tout en suggérant d’y souligner davantage le sérieux de la situation. Il restait à l’évaluer politiquement en réfléchissant aux échos recueillis dans les jours suivants.

Parmi les éléments d’analyse réconfortants, il y avait les réactions de travailleurs qui venaient dire spontanément à nos camarades : « Excusez-nous, nous sommes toujours avec vous ; mais nous avons voté pour le FIS, parce que c’est le seul parti assez fort pour nous débarrasser le pays du FLN » !

Il y avait en effet beaucoup à puiser dans leur façon de voir. Qu’elle soit judicieuse ou non, c’était le reflet d’une réalité, elle était porteuse de batailles sociales, politiques et idéologiques à venir. Elle méritait une analyse critique, beaucoup plus productive que le seul décompte des voix obtenues sur les listes que nous avions soutenues là où nous avions participé, tel qu’il était exprimé dans la formule « chacune de ces voix vaut son pesant d’or ». Formule ridicule qui sera inscrite et maintenue avec la plus grande insistance par le partisan de la bataille résolue « pour le pouvoir », peut-être pour justifier après coup auprès de divers milieux le sens de l’engagement qu’il avait préconisé.

Vous aviez parlé dans un article, de manoeuvre, guidée par une volonté de surdramatisation. En quoi selon vous ?

Les problèmes et dangers de la nouvelle situation politique étaient réels et incontestables. Mais l’alarmisme délibéré visait à susciter l’affolement et les réactions passionnelles plus que le jugement politique. Il visait à légitimer une approche uniquement sécuritaire, présentée à ce stade comme la seule alternative désormais acceptable. Faire front par la lutte sociale, politique et idéologique était considéré comme une grave diversion. Il fallait mettre hors la loi immédiatement le parti vainqueur de ces élections, par simple décision administrative d’anticonstitutionnalité, s’appuyant sur intervention de l’institution militaire. Voilà ce qu’on cherchait, dans la précipitation, à faire cautionner par la direction du PAGS, au mépris de son autonomie de décision et sans consultation de ses militants et de sa base sociale.

Il y avait là un retournement complet de ceux qui avaient d’abord pleinement misé sur le processus électoral.

La façon dont cette voie a été défendue par un groupe a entraîné le PAGS dans un processus de divisions et de luttes internes sans principe. Favorisées par le contexte national et international tendu de l’époque, elles déboucheront deux ans plus tard sur son implosion. La dégradation a été la fois manipulée de l’extérieur et appuyée sur des faiblesses politiques et idéologiques internes. Ces faiblesses collectives et individuelles, habituellement entretenues par les conditions de toute clandestinité, ont été aiguisées et exploitées délibérément à outrance, alors que la sortie à la légalité avait vocation de les surmonter par le débat démocratique. Pour arracher une décision hégémonique de conjoncture politique, une partie des composantes du pouvoir d’Etat n’a pas hésité à recourir à la déstabilisation d’un parti porteur de projet de société. C’était leur conception de la démocratie issue d’Octobre 88. Je reviendrai un jour sur les péripéties de la préparation et du déroulement du Congrès de 1990, auxquelles l’affaire des élections municipales est effectivement liée.

Pour l’instant, il est instructif de décrypter la manoeuvre. Tout d’un coup, son metteur en scène invoque de mystérieuses sources sûres et, dans un mélange flou entrecoupé de précisions, fait état d’un climat alarmant ; une effervescence générale, des secteurs de l’armée en émoi et prêts à agir, lui-même menacé à plusieurs reprises par téléphone, la nécessité de prendre des mesures de vigilance en attendant de voir venir. Je coupai temporairement mes contacts les plus visibles, en gardant selon les normes habituelles les modalités pour être joint en cas de nécessité. Au deuxième jour, les camarades me demandent de reprendre contact pour une décision d’extrême urgence. Les deux porteurs du message, qui avaient lu le pli ouvert, n’en croyaient pas leurs yeux. Le contenu indiquant l’objet de la rencontre souhaitée me renseigna immédiatement sur la raison pour laquelle on avait provoqué mon absence.

Que s’était-il passé ?

Ce qui s’était déroulé en mon absence dans le cercle des camarades responsables, seuls ces derniers pourraient jusqu’à présent le dire.

Il me fut évident dès les premiers mots, lancés avec une fébrilité insolite, que les deux jours avaient servi à les mettre en condition pour arracher une décision totalement imprévue auparavant. Ils avaient même été mis en garde pour éviter toute discussion que je réclamais concernant les raisons invoquées pour pousser à mon absence. « Non, on discutera ça après. Il n’y a pas une minute à perdre. C’est une question vitale, la situation est de celles où il faut ou tuer ou se faire tuer, etc. »… Visiblement, c’était ficelé. Certains de ces anciens compagnons avaient un visage inhabituel, comme dédoublé. Ni raisonnement ni véritables échanges ne comptaient, ils n’attendaient qu’une chose, rien d’autre, ma caution sur le champ, pour faire porter au PAGS la paternité d’un appel qui n’était pas le sien. Pas même question d’en référer à toutes les composantes d’un parti qui se seraient trouvées ainsi engagées. Je discutais évidemment sur le fond. Au lieu de la courte séance escomptée par les inspirateurs, les discussions durèrent près d’une semaine, au grand dam des « supporters » qui dans le hall s’interrogeaient « pourquoi ça tarde tant, ils attendent « là haut ! ».

Il en sortit en définitive un communiqué très différent et atténué par rapport aux prévisions de ceux qui l’avaient préparé. Malgré cela, à une assemblée d’information de cadres, je dois le dire à leur honneur, la plupart des responsables régionaux et secteurs liés aux luttes de masse et habitués à réfléchir en fonction de la sensibilité populaire, exprimèrent leur désaccord. Certains avaient même pris l’initiative ferme de bloquer la diffusion de la déclaration jusqu’à plus amples explications. Je dus intervenir pour appeler à un climat plus détendu impliquant le libre débat.

Dès ce moment, commença un repli de camarades déçus et des départs, la mort dans l’âme, de militants parmi les meilleurs et les plus éprouvés dans les luttes. Je le comprenais mais je le déplorais car ils privaient le parti de débats et saines réactions internes qui étaient encore possibles selon moi, malgré l’alourdissement croissant du contexte national et international. Ils laissaient le champ un peu plus libre à l’inconsistante et dangereuse « théorie » de la modernité contre l’archaïsme, érigée en contradiction principale dans le pays et dans le monde. Légitimation, à l’instar de la vision de Huntington, aussi bien des entreprises des faucons de Bush que de leurs symétriques ultra djihadistes.

Avec le recul du temps, comment comprendre les manœuvres considérant d’abord les élections comme un enjeu vital de pouvoir, pour prendre ensuite le contre-pied de cette position ?

Dans le champ opaque des initiés et apprentis sorciers, toutes les hypothèses sont permises. L’une d’elles est qu’un clan dans le pouvoir avait d’abord cru à ce projet et espéré les effets d’un système de quotas électoraux. Ce projet ayant échoué pour diverses raisons, un clan, le même ou un autre, aurait envisagé une riposte musclée et instantanée contre l’irruption inattendue pour eux d’un grand courant politique islamiste dont leur gestion du pouvoir avait favorisé la montée depuis longtemps, mais qui les a débordés, Il leur fallait comme caution préalable un appel du PAGS dont l’audience politique était à ce moment non négligeable. Y avait-il eu dans ce sens en direction des décideurs une offre de services zélée de la part d’infiltrés dans le PAGS, alors que cette initiative risquait de devenir pour les autorités un vrai pavé de l’ours ? La tentative elle-même semble ne pas avoir obtenu l’agrément des hautes instances qui l’auraient contrée ou abandonnée. Que se serait-il passé si le PAGS s’était laissé entraîner par une déclaration sur mesure, dans une combine ourdie à ses dépens, pour se retrouver ensuite seul au milieu du gué ?

Toutes ces spéculations n’ont pas grande importance car l’enjeu plus profond est ailleurs. Quelle est la légitimité et l’utilité pour le pays, de modes de gouvernement qui substituent les instances de police politique aux instances légitimes des partis, associations, journaux et autres formes et organes pacifiques d’expression de la société ?

Les forces démocratiques présentes dans la société, dans le champ politique et dans les institutions doivent dans l’intérêt général s’unir dans toute leur diversité pour faire reculer ce mode archaïque de « gouvernance ». Sans cela, l’Algérie ne guérira jamais de ses fausses et désastreuses transitions.

5. RESTER COMMUNISTE AUJOURD’HUI

Quand vous jetez un regard rétrospectif sur vos 65 ans de militantisme, quelles réflexions cela vous inspire-t-il ? Quel sens a et devrait avoir, selon vous, l’engagement aujourd’hui ? Un certain nombre de principes, qui ont été un socle pour les communistes de votre génération, sont-ils dépassés ?

Il y a des principes fondamentaux toujours valables et que le temps, voire les siècles, n’ont cessé de confirmer. Il y aura toujours des problèmes, des intérêts et des luttes de classe tant que l’oppression et l’exploitation se nourriront de l’impréparation politique et des divisions des opprimés et des exploités. La modernité, la mise à jour, pour les communistes, ne consiste pas à inventer des projets qui mettent les peuples et les travailleurs à la remorque des exploiteurs. Elle consiste à inventorier en quoi et comment l’exploitation capitaliste cherche à se perpétuer, en quoi et comment les approches bureaucratiques et hégémonistes, qui ne sont pas le monopole des systèmes capitalistes, peuvent aussi pervertir, freiner et même anéantir temporairement et localement les approches communistes. La question de la gestion et des mécanismes du pouvoir a été une question relativement neuve pour les communistes dans la période ouverte avec succès par la révolution d’octobre 1917. L’expérience acquise depuis confirme qu’elle doit être approfondie dans le sens démocratique qui est la raison d’être de ce mouvement. L’organisation est-elle et doit-elle rester un instrument au service du mouvement social ou bien se transforme-t-elle fatalement en appareil de contrôle et de domination sur le mouvement social ? Il était grand temps pour que les mécanismes d’interactions entre la base sociale et les organisations militantes ou institutionnelles soient étudiés et maîtrisés pour que le communisme soit véritablement, comme le concevait Marx, réellement le mouvement social de l’Histoire et ne se pervertisse pas, comme dans les systèmes exploiteurs où ces dérives sont structurelles, en phénomènes qui se sont retournés contre les intérêts de ce mouvement. Prenons le simple exemple du centralisme démocratique. Il est pleinement valable tant qu’il implique à la fois le débat réel et la discipline dans l’application des orientations majoritaires librement adoptées. La déficience à corriger est que les points de vue, y compris ceux non adoptés, doivent être portés à la connaissance de toute la base militante. C’est la condition majeure pour que les organisations s’améliorent au fur et à mesure des expériences, à la lumière des succès ou échecs rencontrés.

Et l’internationalisme, sous l’exacerbation des nationalismes, est-il plus que jamais une nécessité devant la mondialisation des enjeux ?

L’internationalisme, non seulement il n’est pas dépassé, mais en cette phase de mondialisation objective irréversible, il est plus que jamais nécessaire de le renforcer et de perfectionner ses dimensions sociale et démocratique pour un autre monde, face aux monopoles et systèmes impérialistes qui depuis longtemps se tiennent les coudes en dépit de leurs rivalités secondaires. Un tel internationalisme sert les intérêts réels des peuples de chaque nation.

Les évolutions de la planète nous ont amenés à dépasser les solidarités de douars et de « thouddar ». Les nationalismes libérateurs ont rempli leur mission partout où ils ont assuré des cadres de souveraineté nationale où la citoyenneté et la démocratie sociale auraient pu et dû s’instaurer dans l’intérêt général. Ils ont atteint leurs limites et cédé le pas à des nationalismes étroits mis en œuvre par les couches dirigeantes avec des effets ravageurs. Ils ont servi de prétextes à étouffer citoyenneté, droits et libertés démocratiques et même les projets régionaux (exemples Maghreb, Monde arabe) dont ils se prévalaient à l’époque libératrice. Pire, les justificatifs identitaires qui avaient stimulé les luttes libératrices poussent aujourd’hui les composantes d’une même nation à s’entretuer et se suicider (voir Palestine, Liban, Irak) alors que les solidarités internationales appellent aux solutions de paix et de cohésion nationale.

A partir de chaque pays, il y ajustement une dimension capitale de cet internationalisme à développer, face aux provocations du « choc des civilisations », l’arme préférée de déstabilisation massive aux mains des impérialistes. Nous avons à leur opposer la solidarité de combat des peuples et de leurs civilisations. Il est vital notamment que ceux qui se réclament de l’esprit libérateur du marxisme et ceux qui cherchent dans l’islam à ouvrir les possibilités d’une théologie moderne de la libération, apprennent à lutter de façon solidaire pour les intérêts communs de leurs nations et de leurs sociétés. Les conceptions pseudo communistes de l’athéisme militant tournent le dos à l’admirable vision de Marx qui a si bien vu dans les religions le chant qui berce la misère des peuples. Il n’y aura pas de victoire et de libération politique et sociale si en particulier les combattants de causes nationales, démocratiques et sociales, ne s’unissent pas solidement autour de leurs thèses concrètes, y compris par delà les interprétations qu’ils se font de leurs religions, de leurs convictions philosophiques.

Vous restez donc communiste ?

« Rester » communiste, ou plutôt « continuer » à être communiste. Dans « rester », il y a un risque de comprendre ce choix comme un attachement conservateur à tout ce qui a été dit, fait et pensé au nom du communisme. Mais continuer, ce n’est pas non plus faire n’importe quoi au nom de l’innovation, c’est-à-dire rejeter ce qu’il y a eu de meilleur dans les combats et les réalisations passées. Continuer à penser et agir en communiste, ce n’est pas non plus forcément ou seulement endosser une étiquette, un parti, un titre. Il peut exister, et ça existe vraiment, des gens qui se proclament tels ou sont adhérents ou responsables formels d’une organisation mais n’ont rien à voir avec un programme, des actions ou une morale de communistes et les discréditent. Tout comme il y a des gens, des travailleurs manuels ou intellectuels non organisés et qui ont fait plus et beaucoup mieux que d’autres organisés. Bien entendu, on ne peur rien faire sans organisation, tout dépend ce qu’on entend par là, et si le type et le fonctionnement de l’organisation sont en conformité avec les orientations démocratiques et sociales proclamées. [2]

Expliquez vous, le souhait d’une telle organisation ne risque-t-il pas de rester un vœu pieux ?

Oui, le risque existe. Il est important pour l’éviter d’être à l’écoute de l’expérience.

Avez-vous des fiertés particulières ou des regrets en particulier ?

Une de mes fiertés, la plus grande peut-être, m’a toujours aidé à vivre les pires moments. Celle de ne jamais avoir accepté l’injustice, l’arbitraire et leur soi-disant fatalité. D’être resté sensible au sort difficile ou douloureux de mes semblables, de n’avoir jamais renié la volonté d’y mettre fin. De pouvoir regarder en face mes compatriotes ou camarades et garder un sourire amical pour ceux dont je sais qu’ils n’ont pu éviter d’être abusés ou contraints à des renoncements momentanés ou durables. J’ai dit fraternellement à certains de ceux avec qui nous avons partagé les épreuves : il ne sert à rien de regretter ou larmoyer face aux revers, ça n’avancera pas d’un centimètre la cause et les espérances qui sont encore tapies en vous. Une chose compte : s’instruire de nos expériences et en instruire ceux qui aspirent à une vie plus humaine et plus juste.

Quant aux regrets, il n’en manque pas. L’important est qu’ils ne soient pas paralysants. Le premier d’entre eux, commun à tous, est que les choses souhaitées n’aient pas avancé plus vite, dans le monde et chez nous. Au plan personnel, il m’a coûté beaucoup aussi de ne pas avoir mené plus loin les travaux scientifiques prometteurs de ma jeunesse. Mais la lutte sociale, avec ses problèmes, ses satisfactions et ses déboires est intellectuellement tout aussi passionnant et moralement réconfortante.

Par contre, un regret m’a torturé depuis que l’engagement social plus poussé, spontanément né des circonstances, m’a avalé depuis l’âge de quinze ans. Il ne me quitte pas même quand je crois l’avoir surmonté. Celui de n’avoir pas pu ou su donner aux êtres chers que j’ai aimés, à mes parents, à mes frères et soeurs et enfants, autant d’affection, de temps et d’attention qu’ils attendaient de moi. Une chose m’a aidé, non pas à effacer ces regrets mais à vivre à côté d’eux, L’idée que j’ai contribué, à ma mesure, à des avancées qui ne sont pas facilement perceptibles à l’échelle d’une seule ou deux générations par rapport à nos impatiences légitimes, mais qui sont objectivement indéniables. Depuis les années quarante et à travers dangers, tragédies et reculs temporaires, la spirale des droits humains au mieux-être, à la sécurité, à la paix, à la liberté, à la dignité, n’ont cessé de s’imposer. Dans le monde entier, même les réactionnaires n’osent plus se vanter de leurs méfaits, et se croient obligés de parler un autre langage. A nous tous et aux jeunes surtout de ne pas s’endormir sur ce constat, de garder intacte une saine impatience comme nos grands parents chez qui dans la pire nuit coloniale la flamme de l’espoir ne s’est jamais éteinte. Ils ont eu raison, contre les « réalistes », les désespérés ou les timorés.

Notes

[1] El Watan 28-29 novembre 1992, Alger républicain 29 novembre 1992 et Le Quotidien d’Oran des 23 et 24 décembre 2006). J’en ai fourni des illustrations concrètes à nombre d’amis qui l’ont souhaité. Elles restent ouvertes aux historiens comme aux militants et citoyens sérieux, désireux de s’informer autrement que par les rumeurs ou les procès d’intention de bas étage.

[2] Mon engagement de fond demeure, même s’il ne s’identifie pas à une intégration organique quelconque. J’annonçais clairement ce souhait plusieurs années avant le retour à la légalité à des camarades qui considéraient avec intérêt ce projet personnel de reconversion militante sous d’autres formes. Je l’ai confirmé par écrit plus d’un mois avant le Congrès et m’y tiendrai, en fidélité à l’engagement communiste.

 

Entretien réalisé par Arezki Metref, paru dans Le soir d’Algérie
Vendredi 1er et samedi 2 juin 2007

 

La certitude du militant de fond

Commentaire de Arezki Metref

SADEK HADJERÈS est passé du statut de mythe à celui de pestiféré en l’espace d’un congrès. Ce médecin biologiste a dû très tôt sacrifier son travail pour se consacrer entièrement au Parti communiste algérien. En cette année 1952 où il adhère au PCA, il a déjà des années de militantisme derrière lui. Depuis 1943, il est tour à tour responsable scout, puis leader étudiant, militant du PPA, se trouvant toujours là où les choses vont basculer. En 1949, il fait partie de ce trio irrédentiste de lycéens de Ben Aknoun qui rédige la plate-forme démocratique “L’Algérie libre vivra”. Ce texte doublement rebelle (à l’autoritarisme arbitraire du PPA et aux fondements du nationalisme messianique) provoquera ce qui est entré dans l’histoire sous le nom de crise berbéromarxiste. L’affaire se solde par le départ de Sadek Hadjerès, et d’autres militants du PPA, vers le PCA, dont ils renforcent le processus d’”algérianisation” entamé au milieu des années 1940. Avec, notamment, Bachir Hadj Ali, il mène le Parti communiste aux positions indépendantistes sans équivoque. Ils dirigent le parti et les “Combattants de la liberté”, groupes de résistance communistes. Aux côtés de Bachir Hadj Ali, il négocie avec Abane Ramdane et Benyoucef Benkhedda l’intégration des combattants communistes dans l’ALN. Un principe déjà, qui va servir ultérieurement : garder l’indépendance et la spécificité du Parti communiste, non dissoluble dans le nationalisme, fut-il révolutionnaire. Préserver l’autonomie et la spécificité du Parti communiste restera la ligne de conduite de Sadek Hadjerès.

 A l’indépendance, Sadek Hadjerès reprend son travail de médecin mais le sort fait par le pouvoir d’Ahmed Ben Bella au PCA va requérir toute son attention. Cette sorte d’attitude ambiguë, quelque chose qui ressemblerait à un ni guerre ni paix, va finir par exercer, à l’intérieur même du PCA, une sorte d’attraction pour la fusion des communistes dans le parti nationaliste. Avec ses camarades, Sadek Hadjerès résiste aux pressions répétées du FLN visant à dissoudre le PCA dont il reste le coordinateur de l’appareil organique clandestin. Celui-ci conserve le lien y compris avec la partie des communistes intégrés au FLN pour une illusion de “rénovation” avortée avant même le grand basculement : le coup d’Etat de Boumediene. Des responsables communistes se joignent à des militants de la gauche du FLN (Mohammed Harbi, Hocine Zehouane) qui ont créé, un peu hâtivement sans doute, l’ORP. Coup de filet : ils sont tous arrêtés par la sécurité militaire. D’autres responsables du PCA, comme Larbi Bouhali, Henri Alleg, prennent le chemin de l’exil. Dans la plus profonde clandestinité, Sadek Hadjerès se trouve alors le seul membre du secrétariat du PCA en liberté. “J’étais un peu comme un entonnoir : ce qui restait politiquement et organiquement du PCA passait par moi et une poignée d’anciens responsables pour continuer à exister”, ditil à propos de cette période. L’ORP, création spontanée au coup d’Etat, ne tient pas le choc. Le PCA constitue, en 1966, la base et l’armature essentielle du Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS), un parti illégal et clandestin qui défend une continuité du mouvement national et social algérien. Le PAGS se donnera comme premier secrétaire Sadek Hadjerès, un dirigeant rodé à la clandestinité. Les premières années Boumediene sont celles d’une grande répression, qui n’empêche pas le PAGS de s’implanter notamment dans les syndicats et à l’université. La conjonction de l’évolution intrinsèque de Boumediene et du contexte international, le rapprochement de l’Algérie d’avec le camp socialiste, détend quelque peu l’attitude du pouvoir vis-à-vis des communistes clandestins. Le jeu de la séduction et de la répression, dans lequel excellait Boumediene, à l’égard de ses oppositions se poursuivra, y compris au début des années 70 lorsque le chef du Conseil de la révolution affiche clairement ses intentions socialisantes. La révolution agraire, la gestion des entreprises, la nationalisation des hydrocarbures, la démocratisation de l’enseignement sont autant de “tâches d’édification nationale” à orientation révolutionnaire qui radicalisent à gauche Boumediene et lui permettent des retrouvailles vigilantes, de part et d’autre, avec le PAGS. Un premier signe de cette détente : la libération des communistes arrêtés en 1965 et la sortie de clandestinité d’un certain nombre d’autres. Pas Sadek Hadjerès. Il reste, lui, plongé dans la clandestinité et les nombreux jeunes qui, par le volontariat et l’UNJA, viendront au PAGS pendant ces années-là, perçoivent ce militant dont le nom était connu mais pas le visage, un peu comme une figure mythique. A peine sorti de la clandestinité de la guerre de Libération, le voilà replongé dans une autre clandestinité, donnant au PAGS une aura qui atteint son zénith lors des débats sur la Charte nationale de 1976.

Mais Boumediene meurt et l’arrivée de Chadli au pouvoir, perpétuant un système qui n’oscille jamais dans ses fondements mais seulement dans ses expressions superficielles en fonction des tendances du chef du moment, inaugure un tournant à droite et l’exclusivisme dans les appareils du parti unique grâce à l’article 120. Le PAGS, un temps, est dans l’expectative, observant une prudente réserve dès le début de la décennie 1980. Prudence dans l’analyse du Printemps berbère. Même prudence dans l’appréciation des révoltes qui secouent l’Algérie dans les premières années de la décennie chaotique. Prudence déplacée par l’appel à voter “oui” pour la charte de Chadli de 1986, marquant le tournant à droite. Bien sûr, ce que l’on ne savait pas, c’est que le “oui” accordé par le PAGS à Chadli, au grand désarroi de nombre de militants de base, n’était pas le fruit de l’unanimité de sa direction mais une façon de tordre un consensus dans un sens qui n’était pas forcément le sien. L’infiltration de membres des services jusque dans la direction du PAGS a forcément influé sur ses positions, rendues parfois illisibles. La conjonction d’une répression terrible et l’usure de la clandestinité pousse la direction du PAGS à voter son expatriation. Mais l’exil est une clandestinité dans la clandestinité puisque l’hospitalité des “partis frères” des pays socialistes est perturbée par leurs relations avec le FLN. Ils “cachent” le PAGS pour ne pas heurter la susceptibilité du FLN. Sadek Hadjerès a assisté à des congrès de partis communistes des pays de l’Est clandestinement, à deux rangs de la délégation du FLN qui, elle, avait pignon sur rue.

 Lorsque Sadek Hadjerès revient d’exil en 1989, il met fin ainsi à quelque 35 ans de clandestinité et d’exil cumulés. Il a la soixantaine et a vécu plus de la moitié de sa vie sous de faux noms et à l’étranger. La sortie de clandestinité du PAGS intervient au moment où le Mur de Berlin s’effondre et, avec lui, toutes les convictions communistes frivoles. Dans son affrontement contre le capitalisme, le communisme était supposé avoir perdu la bataille et les redditions commencent à prendre l’allure d’adaptations au sens naturel de l’histoire. C’est dans ce contexte, compliqué par les manœuvres en cours en Algérie pour contrôler le multipartisme de façade que le pouvoir voulait vendre pour une démocratie, que le PAGS est “invité” à participer aux élections municipales de 1990. Pressions, tentatives d’atteinte à l’autonomie du PAGS, manœuvres pour le tracter à des clans de l’armée sont autant de fronts sur lesquels Sadek Hadjerès tente de contrer les responsables d’un appareil politique qu’il connaît à fond et auquel il a indiscutablement imprimé sa marque, voire un style : une réflexion en profondeur, la prudence dans l’analyse, la détermination dans l’action.

La tenue du premier congrès légal du PAGS dans le contexte d’une lutte anti-intégriste biaisée a fait que Sadek Hadjerès ne reconnaissait plus les siens. L’icône du PAGS devient, en quelques heures, la bête noire. L’enjeu ? L’autonomie du PAGS par rapport aux centres nerveux de la décision. En 1991, Sadek Hadjerès quitte le parti et le pays, inaugurant un nouvel exil qu’il consacre à la réflexion et à l’analyse. Des générations de communistes algériens ont grandi dans des luttes où son nom était un repère. Ce sont ceux-là qui souhaitaient l’entendre sur certaines questions. Nous n’avons pas pu tout aborder, dans cet entretien. Nous avons essayé de parcourir avec lui 65 ans de militantisme, des étapes historiquement différentes mais abordées, comme on va le voir ici, toujours avec une précision dialectique. En le classant dans la catégorie des “réconciliateurs” (entendre : assujettis à l’intregrisme) on fait à Sadek Hadejrès un mauvais procès. Ses positions sont nettement plus complexes que la vulgate de lutte anti-intégriste primaire dont ses contradicteurs veulent faire un héroïsme et une lucidité.

En réalisant cet entretien, on découvre le souci de celui qui fut le premier secrétaire du PAGS de comprendre les phénomènes sociaux et politiques plus qu’idéologiques. Cet héroïsme, qui consiste à aller à contre-courant, et la lucidité de défendre des principes contre des faits de pouvoir ont conduit cet homme autrefois très entouré à une certaine solitude mais une solitude qui le mène à une réflexion qu’aucune désillusion n’arrive à priver de sa fraîcheur. Une solitude qui a pour autre nom : certitude. Celle d’une vie vouée à une seule idée : la justice sociale. A. M.