Un nouveau modèle de croissance autrement que dans les discours Par Mohamed Tahar Bensaada

 Comme chaque année, la célébration de la journée du 5 juillet qui symbolise l’accession du pays à l’indépendance nationale est une occasion pour s’arrêter un instant et mesurer le chemin parcouru dans le cadre de l’entreprise de développement et les problèmes à surmonter pour corriger ce qu’il y a lieu de corriger. Cette année, la célébration du 54e anniversaire de l’indépendance nationale coïncide avec la montée des inquiétudes relatives à la crise financière engendrée par la chute des cours pétroliers. Pour faire face aux retombées de cette crise, le gouvernement algérien vient d’adopter un nouveau modèle de croissance censé aider l’économie nationale à sortir graduellement de la dépendance à l’égard des hydrocarbures. Curieusement, le gouvernement n’a fait aucune autocritique en ce qui concerne la politique économique des dix dernières années. Pourquoi l’Algérie n’a-t-elle pas pris des mesures draconiennes pour sortir de l’économie rentière quand elle bénéficiait d’une aisance financière relative ? Les gouvernants refusent de répondre à cette question. Pire, ils ne se la posent même pas. Pourtant, de la réponse à cette question dépend en grande partie la capacité de l’Algérie à mettre en œuvre effectivement le nouveau modèle de croissance.

Si l’Algérie n’a pas profité de la période d’aisance financière quand le baril tournait autour des 100 dollars, la raison essentielle était d’ordre politique même si d’autres raisons connexes sont à prendre en considération. Le pays sortait à peine de la tragédie nationale qui l’a ensanglanté durant la décennie 90 et la sauvegarde de la paix civile passait nécessairement par la poursuite de la politique sociale financée par le contrôle public de la rente. Cependant, les gouvernants auraient pu enclencher une autre politique économique sans toucher aux acquis sociaux bien compris. Il faut donc chercher ailleurs la raison de la poursuite de l’économie rentière. Cette dernière est tout simplement devenue une vache à lait pour de nombreux groupements d’intérêts qui ont réussi à nouer des alliances au sommet de l’Etat. C’est ce qui explique notamment la défaite de l’ancien ministre de l’économie et des finances, Abdelatif Benachenhou, qui a essayé, en vain, d’imprimer un nouveau cours à l’économie nationale en dehors des sentiers battus de la bureaucratie rentière.

Si les tenants de l’économie rentière ont réussi à imposer leur politique ce n’est pas seulement en raison des pesanteurs sociohistoriques compréhensibles, ils ont pu également compter sur la complaisance de milieux d’affaires internationaux qui avaient intérêt à continuer à pomper une partie de la rente algérienne sans contrepartie en termes de développement. L’alliance entre ces milieux d’affaires, la bourgeoisie compradore et la bureaucratie algériennes n’est pas une vue de l’esprit. Il s’agit bien d’une alliance objective basée sur une convergence matérielle d’intérêts où se mêlent des pratiques économiques mafieuses (surfacturation, fuite illicite de capitaux) et des avantages en nature (visas, titres de séjour et bourses pour les membres de la famille) même si la négligence et l’incompétence encouragées par l’absence de contrôle et de sanctions ont pu également jouer un rôle dans ce laisser-aller généralisé.

Mais tous ces facteurs historiques qui ont pesé de tout leur poids dans le développement d’un système bureaucratique rentier paralysant n’ont pu éclore qu’à la faveur de la dénaturation progressive des choix effectués par les dirigeants algériens au lendemain de l’indépendance. Il y va ainsi du choix de l’accumulation primitive sur la base de l’exploitation des ressources minières et des hydrocarbures, de la prééminence du secteur public et de l’administration, de l’option en faveur d’un système d’éducation calqué sur celui de l’ancienne puissance coloniale qui privilégie l’orientation généraliste au détriment des filières techniques et professionnelles et ce, dans le cadre d’une culture privilégiant les emplois de bureau par rapport au travail à l’usine ou à la ferme. Nous savons ce que ce modèle culturel a enfanté cinquante ans plus tard : un pays qui importe la majeure partie des produits nécessaires à son existence, une bureaucratie hypertrophiée, une économie productive quasi-inexistante en raison d’un déficit chronique en main d’œuvre technique qualifiée et par manque d’intérêt du secteur privé pour l’investissement dans les filières productives à commencer par la sous-traitance mécanique et électronique.

Si certains choix effectués au lendemain de l’indépendance pouvaient être compréhensibles, il est plus qu’urgent de les passer au crible de la critique cinquante ans après surtout si on se rend compte que même les choix les plus légitimes à l’époque sont devenus aujourd’hui un refuge pour les médiocres et les arrivistes de tous acabits. Tout le monde s’accorde aujourd’hui pour dire que l’Algérie ne peut plus continuer dans la politique économique rentière. Mais la question qui reste posée est comment sortir de l’économie rentière en sachant que les discours sur le nouveau modèle de croissance ne suffisent pas. Comment le gouvernement actuel peut-il convaincre qu’il a sincèrement opté pour un nouveau modèle de croissance si rien n’a changé dans le mode de gouvernance des élites dirigeantes ? Si on veut réellement passer à un autre modèle de croissance basé sur l’économie productive, le gouvernement doit montrer qu’il a décidé de parier désormais sur le travail et l’intelligence. Pour cela, le gouvernement doit envoyer des signaux clairs dans ce sens comme par exemple encourager des start-up algériennes autrement que par des discours lénifiants.

Certes, en apparence, le gouvernement algérien semble aujourd’hui encourager l’implication des patrons du secteur privé dans l’entreprise de ré-industrialisation en cours comme il est en train de le faire dans le secteur de l’automobile. Mais à regarder de près les choses, il est à se demander si ce sont bien les acteurs méritants qui sont en train de profiter de ce nouveau cours économique ou s’il ne s’agit que d’une opération politico-économique qui consiste à remplacer une partie de la technocratie par une nouvelle oligarchie dont l’origine des fonds reste opaque et qui n’a jusqu’ici montré aucun mérite économique à part son soutien intéressé au quatrième mandat du président Bouteflika. Ce sont tous ces éléments qui donnent malheureusement l’impression qu’au-delà des discours officiels, rien n’a véritablement changé. Pourtant, l’Algérie a de formidables ressources – à commencer par les ressources humaines aussi bien à l’intérieur du pays que dans la diaspora- pour affronter le défi de la transition vers une économie productive fondée sur le travail et l’intelligence tout en préservant sa politique de protection sociale. Mais pour cela, il faut plus que les discours d’un gouvernement préposé à la gestion des affaires courantes dans le cadre d’un système qui reste pour l’essentiel inchangé. Il faut un gouvernement de crise armé d’une volonté politique de fer capable de donner un coup de pied dans la fourmilière des bureaucrates médiocres et corrompus qui trouvent leur intérêt dans la perpétuation d’un ordre social qui devient chaque jour plus dangereux pour l’avenir de l’Algérie et des Algériens.

Le 5 juillet 2016

* Mohamed Tahar Bensaada dirige l’Institut Frantz Fanon, un centre d’études politiques et stratégiques indépépendant basé à Bruxelles.