Mohamed Tahar Bensaada commente l’audience accordée par le président Tebboune au secrétaire du Fatah

20.12.2023. L’audience accordée par le président Tebboune au secrétaire du mouvement Fatah dans cette étape critique de la guerre de libération palestinienne a projeté au devant de la scène politique le rôle de l’Algérie qui a été jusqu’ici plutôt discret. Pour comprendre les enjeux et les défis diplomatiques posés à à la Palestine et à l’Algérie dans ce contexte particulier, nous avons posé trois questions à Mohamed Tahar Bensaada, spécialiste des Relations internationales (Institut Frantz Fanon).

A l’issue de l’audience que lui a accordé le président Tebboune, le secrétaire du FATAH, le général-major Jibril Rajoub a affirmé que la Palestine est aujourd’hui face à un tournant décisif et un grand défi. Qu’est-ce qu’il a voulu dire à votre avis ?

Certes, la cause palestinienne se trouve aujourd’hui face à un tournant décisif. La cause palestinienne était en voie de liquidation avant le 7 octobre avec notamment la multiplication des colonies en Cisjordanie et à Al-Qods, ce qui enlève toute viabilité à la perspective d’un Etat palestinien indépendant, et la tentative de normalisation des relations entre l’Arabie saoudite et Israël. Qui a remis la question palestinienne sur le tapis ? Ce ne sont ni les les gesticulations politiciennes d’une Autorité palestinienne corrompue et discréditée ni les beaux discours hypocrites des dirigeants arabes, c’est la résistance palestinienne avec à sa tête le Hamas. Si la cause palestinienne est aujourd’hui devant un grand défi, la question qu’il faut se poser est comment relever ce défi ? En retombant dans la politique de l’Autorité palestinienne qui a montré ses limites ou en continuant la résistance multiforme en tenant compte des exigences spécifiques de chaque étape ?

Quand le dirigeant du Fatah parle d’un grand tournant et d’un grand défi, j’ai bien peur malheureusement qu’il ne parle pas de la cause palestinienne mais plutôt de l’Autorité palestinienne de Ramallah. Il faut savoir que l’Autorité palestinienne (dont le Fatah constitue l’ossature politique) se trouve aujourd’hui dans une position difficile et joue sa survie politique. En effet, malgré sa grave compromission avec l’occupant et son inaction face à la guerre d’extermination dont est victime le peuple palestinien qui lui valent un rejet populaire croissant, l’Autorité palestinienne est mise en cause par le gouvernement de Netanyahu qui ne lui fait pas confiance et refuse qu’elle prenne le contrôle de Gaza après la guerre. De son côté, Washington n’est pas opposée à ce que l’Autorité palestinienne puisse administrer de nouveau la bande de Gaza après la neutralisation du Hamas, mais elle conditionne cela par une opération de « réforme » institutionnelle et de « préparation » organisationnelle. Pour sauver sa peau et son rôle dans la future architecture politique qui naîtra sur les ruines de la guerre actuelle, l’Autorité palestinienne a besoin du soutien de certaines capitales arabes. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la visite du dirigeant du Fatah à Alger.

Mais en plaidant en faveur de l’unité des rangs palestiniens dans cette phase cruciale par laquelle passe la cause palestinienne, le dirigeant du Fatah a-t-il cherché à relancer l’initiative algérienne en faveur de la réconciliation inter-palestinienne ?

L’unification des rangs palestiniens constitue le point nodal de la position officielle de l’Algérie dans la mesure où cette unification constitue selon l’Algérie une condition politique essentielle pour assurer à la cause palestinienne une issue favorable qui tienne compte du contexte international et régional. La direction du Fatah est bien consciente qu’en ressortant la carte de l’unité, elle a une grande chance de s’assurer le soutien de l’Algérie. Les Palestiniens ont plus que jamais besoin d’unifier leurs rangs. C’est juste. Mais qui a saboté l’effort d’unification enclenché à Alger par le président Tebboune ? Malheureusement, il faut reconnaître que ce sont les amis de M. Rajoub qui vient plaider aujourd’hui pour l’unité. L’unité est nécessaire et souhaitable mais sur quelle base ? Le sauvetage du projet de libération nationale ou sa liquidation sur l’autel des nouvelles exigences américaines et israéliennes qui sont bien en-deçà de ce qu’a prévu le processus d’Oslo ? Les dirigeants algériens seraient mal avisés si, au nom de l’unité palestinienne, ils se laissent entraîner sur le terrain glissant d’une unité factice qui passe par l’affaiblissement, voire la liquidation, d’une composante essentielle de la résistance palestinienne. Il ne faut pas être dupe. La direction du Fatah n’est revenue aujourd’hui avec la question de l’unité que parce qu’elle sait que ni Israël ni les Etats-Unis n’accepteront de négocier – pour le moment du moins- avec une coalition palestinienne dans laquelle le Hamas constitue une force essentielle.

Qu’a voulu signifier le dirigeant du Fatah en invitant le Hamas, à partir d’Alger, à adopter une approche politique centrée sur la perspective de l’Etat palestinien ?

Cette invitation, qui peut paraître pertinente dans les circonstances actuelles, cache en réalité une manoeuvre politicienne des plus sordides. En faisant une telle invitation, la direction du Fatah insinue que le combat mené par les différentes composantes de la résistance, à leur tête le Hamas, dans la bande de Gaza, n’est pas d’essence politique, ce qui est complètement faux. C’est l’offensive du 7 octobre et la résistance acharnée à l’armada de l’envahisseur israélien qui continue jusqu’à ce jour malgré les bombardements et les massacres, et non pas les gesticulations politiciennes et impuissantes de l’Autorité palestinienne, qui ont poussé l’Administration américaine à remettre sur la table la solution de deux Etats. En fait, en invitant le Hamas à adopter une « approche politique », la direction du Fatah ne demande rien de moins à la résistance que de jeter les armes et de se mettre sous le contrôle de l’Autorité palestinienne. Pour quelle perspective ? Un Etat palestinien comme le laisse entendre la rhétorique de la direction de l’OLP ? Il faut admettre que dans les conditions actuelles, cet « Etat », à supposer qu’il puisse voir le jour, ne serait rien de plus qu’un misérable bantoustan dans les parcelles dispersées que les colons auront laissées aux Palestiniens qui n’ont pas été entre-temps expulsés.

La diplomatie algérienne a cru servir la cause palestinienne en faisant de la reconnaissance officielle par l’ONU de la Palestine en tant qu’Etat un axe central de son action depuis le Sommet arabe d’Alger. Sans sous-estimer la dimension juridique, politique et diplomatique de cette reconnaissance, si elle venait à se réaliser, il faut rester réaliste et concentré sur ce qui se passe sur le terrain : sans parler de la perspective monstrueuse d’un exode forcé d’un nombre important de Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie vers l’Egypte et la Jordanie, la présence de 700 000 colons israéliens en Cisjordanie et à l’est d’Al-Qods rend irréaliste le projet d’un Etat palestinien indépendant et souverain dans les conditions actuelles. Ce que la direction de l’OLP demande au Hamas et aux autres composantes de la résistance palestinienne est en fin de compte un sacrifice injuste et inutile. Est-ce intelligent de sacrifier la résistance à la perspective chimérique d’un Etat qui n’en sera pas un quand on connaît les conditions imposées par les Etats-Unis et Israël , avec la complicité de l’Union européenne et de certains Etats arabes ?

L’audience accordée par le président algérien au dirigeant du Fatah s’inscrit sans doute dans la logique du soutien constant et de la disponibilité de l’Algérie pour la cause palestinienne qui font partie de son l’héritage historique.. Même si elle est restée discrète durant cette guerre, l’Algérie a au moins le mérite de n’avoir pas trempé jusqu’ici dans les manoeuvres politiques visant à liquider la cause du peuple palestinien. Il reste à espérer que l’Algérie ne soit pas entraînée, malgré elle, dans des processus suspects qui servent d’une manière ou d’une autre à contourner la volonté du peuple palestinien et de ses avant-gardes combattantes et à sauter par-dessus les efforts et les sacrifices consentis par la résistance palestinienne à Gaza sous prétexte de sauver le peuple palestinien d’un odieux génocide ou d’un exode massif.

Il ne fait pas de doute que l’Algérie subit des pressions internes et externes (américaines notamment) en vue de rester à l’écart des sables mouvants qui menacent d’engloutir la région. Ce n’est pas un crime que de devoir défendre les intérêts nationaux et la sécurité de l’Algérie dans ces temps incertains et personne ne demande à l’Algérie de tomber dans une quelconque surenchère, au demeurant impuissante à rendre justice au peuple palestinien. Mais pour autant, l’Algérie n’a pas à se compromettre avec un Fatah dont les forces ont assisté sans bouger à la guerre d’extermination israélienne contre le peuple palestinien. Pire, le Fatah s’agite maintenant pour rentrer à Gaza sur le dos des chars israéliens pour proposer à l’occupant et à son protecteur américain ses services de basse police comme ils l’a fait depuis deux décennies en Cisjordanie. Certes, le Fatah n’est pas une organisation monolithique et les graves déviations de sa direction n’engagent pas nécessairement tout son encadrement. Mais qu’attend cet encadrement pour se rebeller contre une Autorité palestinienne qui a prouvé son inconsistance et son inutilité, rejoindre la résistance multiforme de leurs frères à Gaza et en Cisjordanie et déclarer qu’aucune solution ne passera pas par l’extermination d’une composante essentielle de la résistance palestinienne ? Dans les circonstances présentes, seul un geste de solidarité clair et net avec le Hamas pourra rendre crédible le plaidoyer du Fatah en faveur de l’unité, étant entendu que l’unité de toutes les composantes palestiniennes ne pourra se faire au sein de OLP qu’à la condition que cette dernière soit réformée et recentrée autour d’un véritable programme de libération nationale par étapes et débarrassée de toute velléité hégémonique et de toute ingérence étrangère d’où qu’elle vienne.