Les responsabilités de l’Etat algérien à Ghardaïa Par Mohamed Tahar Bensaada

Les violences inadmissibles qui ont endeuillé en plein mois de ramadan la wilaya de Ghardaïa posent un certain nombre de questions en relation directe avec le mode de gouvernance suivi dans notre pays. Un mode de gouvernance qui demande à être questionné sérieusement sous peine de mettre en péril la paix civile dans une conjoncture géostratégique régionale où les nombreux facteurs d’instabilité tant sociaux que politiques demandent à être contenus. Sans tomber dans la surenchère d’une certaine opposition et de certains médias pour lesquels tout est bon pour tenter de disqualifier le pouvoir sans s’interroger sur les carences de la société algérienne, les manquements de l’Etat algérien dans cette crise sont indiscutables. Nous en retiendrons les deux principaux.

Premièrement, l’Etat algérien a manqué à son devoir de prévision, de planification et d’accompagnement du processus de développement dans la région. Certes, les manquements enregistrés dans cette région ne sont pas plus importants que ce qu’on peut constater dans d’autres régions du pays. Mais en ce qui concerne la vallée du Mzab, les carences de l’Etat ont engendré une crise à caractère politique susceptible de mettre en danger l’unité nationale. Ce fait peut être aggravé par le fait que des puissances étrangères sont à l’affût de ce genre de crise pour l’instrumentaliser dans le cadre de leurs agendas géopolitiques. En effet, le processus d’urbanisation anarchique qui aurait pu être contrôlé et accompagné par l’Etat a été générateur de tensions sociales, foncières et urbaines qui ne pouvaient malheureusement dans les conditions prévalant dans la vallée du Mzab que prendre une tournure communautaire d’autant plus grave qu’elle prend une double forme : ethnique et confessionnelle. Les médias irresponsables qui n’hésitent pas à présenter un conflit aux racines sociales et urbaines évidentes sous les couleurs d’un conflit opposant Arabes et Mozabites, Malékites et Ibadites ont contribué à amplifier les discours communautaristes d’exclusion et à entretenir un climat de haine et de discorde que la moindre étincelle pouvait dévier vers une violence incontrôlée.

Deuxièmement, l’Etat algérien a manqué à son devoir de préserver l’ordre public et de protéger la sécurité des personnes et des biens. Depuis l’éclatement des violences il y a deux ans, des indices montraient que sans intervention énergique de l’Etat, les choses ne pouvaient qu’empirer. A plusieurs reprises, des citoyens ont tiré la sonnette d’alarme. En vain. Les représentants de l’Etat ont toujours cherché à justifier publiquement ce laxisme coupable par le souci de donner une chance aux sages de la région de trouver des solutions consensuelles qui préservent la coexistence pacifique des communautés. Il ne faut pas nécessairement tomber dans le délire de ceux qui soutiennent que le pouvoir algérien a laissé volontairement pourrir la situation « pour punir les Mozabites » pour s’interroger légitimement sur le jeu trouble de certains clans au pouvoir qui instrumentalisent les violences de Ghardaïa comme ils ont instrumentalisé par le passé les violences en Kabylie dans des jeux de pouvoir malsains mais qui risquent parfois de leur échapper.

Les derniers développements dramatiques qui ont coûté la vie à 25 citoyens sans parler des dizaines de blessés et des maisons et commerces brûlés, la funeste perspective de voir ces violences dégénérer en guerre civile susceptible d’être instrumentalisée par des puissances étrangères et les pressions de l’opinion publique ont visiblement poussé l’Etat algérien à agir. C’est tant mieux. Les citoyens épris de paix et de stabilité ne peuvent que se féliciter de ce tournant énergique de l’Etat algérien qui a montré par la voix de ses plus hauts représentants qu’il est déterminé à restaurer l’ordre public dans la région. Cependant, les efforts déployés par l’Etat sur le front sécuritaire ne seront efficaces que s’ils s’inscrivent dans une dynamique d’ensemble dans laquelle les actions de la puissance publique doivent converger sur plusieurs fronts à la fois : sécuritaire, politique et socioéconomique.

1. Sur le front sécuritaire, des questions demeurent sans réponse. Pourquoi le président de la république a-t-il chargé le commandant de la 4e Région militaire, le général-major, Abderazak Cherif, de « superviser » l’opération de rétablissement de l’ordre public à Ghardaïa ? Cette décision répond-elle à une nécessité technique et opérationnelle ? Si tel est le cas, cela signifie que 50 ans après l’indépendance, l’Etat algérien ne dispose pas d’une police et d’une gendarmerie nationale capables de maintenir l’ordre public dans une wilaya qui n’atteint même pas 500 000 habitants. Nous ne pouvons pas nous résigner à croire à pareille hypothèse. Au demeurant si cette hypothèse était vérifiée sur le terrain, elle viendrait nous rappeler une grave carence de l’Etat algérien en la matière qui demande qu’on y remédie au plus vite. Par ailleurs, il convient de se demander si  tout simplement la police et la gendarmerie se sont montrées jusqu’ici incapables de maîtriser la situation à Ghardaïa, c’est essentiellement pour une raison politique : l’interdiction pour ces corps de porter des armes et d’user de munitions vives. Quelles que soient les motifs véritables qui ont poussé le président de la république à faire appel à l’armée, nous ne pouvons qu’attirer l’attention sur le risque qu’il y a à mouiller l’ANP dans la gestion d’une crise sécuritaire de ce type. Par ailleurs, le fait d’impliquer l’armée dans les opérations de rétablissement de l’ordre peut à la longue s’avérer un véritable piège pour cette institution puisque cela ne peut que la détourner de ses véritables missions constitutionnelles au premier rang desquelles la surveillance et la protection des frontières dans la conjoncture géostratégique sensible que nous connaissons actuellement.

2. Sur le plan politique, l’Etat algérien est devant un dilemme difficile : soit il continue à écouter les voix du microcosme algérois et des médias soi-disant « indépendants » qui font de la « défense des minorités » leur cheval de bataille pour continuer à soutirer à l’Etat des privilèges sans commune mesure avec leur véritable poids sociologique soit il décide enfin d’écouter les voix qui montent de la société et qui expriment la volonté de la multitude algérienne du pays profond qui en a assez du chantage des minorités culturelles et idéologiques qui n’hésitent pas à instrumentaliser politiquement le recours de leurs factions les plus extrémistes au séparatisme et à l’intelligence avec les puissances étrangères pour imposer leur volonté hégémonique au sein des appareils administratifs et économiques de l’Etat.

S’il continue à subir sans réagir le chantage du microcosme algérois, l’Etat algérien ne fera qu’élargir le fossé qui le sépare de la société et aggraver sa crise de légitimité sans garantir à terme la loyauté de ces « élites » ingrates qui ne se satisferont pas tant que l’Etat-FLN instauré au lendemain de l’indépendance n’a pas été complètement mis sous leur coupe dans le cadre d’une république couscoussière inféodée à l’ancienne puissance coloniale. Mais si les dirigeants de l’Etat algérien sont réellement sincères dans leur discours appelant à la préservation de l’indépendance et de la souveraineté nationales contre les velléités interventionnistes des puissances impérialistes, il est grand temps qu’ils rompent avec la pratique politique qui consiste à renvoyer dos à dos ceux qui appellent ouvertement à l’ingérence étrangère et ceux qui s’y opposent farouchement.

Il est curieux de constater qu’aussi bien la propagande officielle que celle des médias dits « indépendants » se concentrent aujourd’hui sur le danger de contagion du « printemps arabe » et sur celui de l’incursion des bataillons de l’EI installés en Libye. S’ils ne sont pas imaginaires, ces deux dangers sont néanmoins exagérés à dessein par des forces internes et externes en vue de détourner l’attention de l’Etat algérien des véritables facteurs et agents de dissolution qui mettent en danger sa capacité à assurer ses fonctions régaliennes. Pendant ce temps, les prédateurs qui ont fait main basse sur des secteurs entiers de l’économie rentière sont en train de prendre le contrôle des appareils de l’Etat algérien grâce à la corruption des dirigeants politiques et syndicaux et à des alliances matrimoniales et clientélistes qui se croisent avec des stratégies régionalistes mettant en cause le caractère national de l’Etat algérien. Les contradictions et les tensions qui accompagnent ces processus pathologiques risquent d’affaiblir gravement la capacité de l’Etat algérien à faire face aux actions de déstabilisation émanant aussi bien des groupuscules terroristes toujours actifs que des mouvements berbéristes autonomistes et de leurs relais dans la société civile.

Ce n’est pas en entretenant le délire conspirationniste d’un « printemps arabe » artificiellement actionné par des officines étrangères que l’Etat algérien se prémunira sérieusement contre les ingérences étrangères bien réelles mais en travaillant concrètement à déminer le terrain social et politique de tous les facteurs explosifs. Et ce n’est pas en mobilisant la moitié ou plus de son potentiel militaire aux frontières est et sud-est que l’Etat algérien réussira à assurer la sécurité nationale. Les efforts colossaux déployés actuellement par l’ANP au service de la nation demandent à être rationalisés et inscrits dans le cadre d’une stratégie globale qui considère la sécurité nationale comme un tout complexe. Dans cette stratégie, le rétablissement de l’autorité morale de l’Etat par l’application stricte de la loi, la mobilisation de toutes les ressources matérielles et symboliques de la nation et le renforcement du front intérieur doivent être considérés comme tout aussi importants que le renforcement des capacités techniques, logistiques et opérationnelles des régiments de l’ANP engagés dans la protection des frontières du pays. Dans la mise en œuvre d’une telle stratégie de salut national, la lutte contre les tentatives de démoralisation et de déstabilisation des courants mettant en cause les fondements et les symboles constitutifs de l’Etat national algérien et ses choix stratégiques comme la réconciliation nationale doivent être combattus avec la même détermination que les agissements criminels des groupes terroristes.

3. Sur le front socioéconomique, le gouvernement semble avoir pris conscience de l’urgence à mettre en œuvre le programme de développement auquel le président de la république a appelé en vue de résorber les graves déficits en matière d’infrastructures et d’emplois qui sont à l’origine des tensions sociales dont se nourrit la violence dans la vallée du Mzab. Mais pour atteindre les objectifs escomptés, ces efforts de développement doivent être ciblés et s’inscrire dans une stratégie soucieuse des équilibres futurs sous peine d’alimenter à leur tour les facteurs d’instabilité. Le recours aux poncifs éculés de l’ethnologie coloniale qui oppose des Mozabites « laborieux et honnêtes » et des Arabes « paresseux et filous » contribue à occulter les mécanismes économiques et administratifs de l’exclusion sociale dont sont victimes de nombreux groupes vivant depuis des décennies dans la vallée du Mzab.

Si la bourgeoisie mozabite n’a aucune responsabilité directe dans cet état de fait, l’Etat algérien se doit en revanche d’être attentif aux déséquilibres engendrés par la mal-gouvernance et aux tentatives malsaines des groupes avantagés de monopoliser les retombées du développement et des dépenses publiques. On se souvient lors des inondations qui ont touché il y a quelques années la wilaya de Ghardaïa comment l’Etat a dû indemniser des centaines de commerçants et d’entrepreneurs qui n’étaient même pas assurés contre les catastrophes naturelles. Il est temps que la générosité de l’Etat rentier profite à tous les Algériens sans discrimination. Aucune loi ne pourra obliger une bourgeoisie de se montrer généreuse avec les exclus sociaux surtout lorsque ces derniers ont le malheur d’appartenir à une autre communauté. En revanche, parce qu’il est censé être l’Etat de tous les Algériens, l’Etat a le devoir de veiller à appliquer une politique économique et fiscale et une réglementation foncière et urbaine capables de résorber les inégalités et d’assurer les équilibres souhaités pour une coexistence pacifique et harmonieuse des communautés partageant un même territoire si on veut éviter la funeste perspective d’un mur d’apartheid comme celui auquel appellent des voix émanant de la bourgeoisie locale sous prétexte de sauvegarder les équilibres démographiques et un mode de vie ancestral. En effet, quelle que soit la justesse des discours tenus en faveur de la tolérance et de la coexistence pacifique entre les communautés, la défaillance de l’Etat en matière de gouvernance risque de laisser intactes les sources de tension et de violence.

Le 20 juillet 2015

Mohamed Tahar Bensaada dirige l’Institut Frantz Fanon, un centre d’études politiques et stratégiques indépendant basé à Bruxelles.