Quelle va être l’attitude de l’armée algérienne ?
Las manifestations populaires contre le cinquième mandat inquiètent le pouvoir dans la mesure où il ne s’attendait pas à ce que la contestation du cinquième mandat prenne cette ampleur dans plusieurs wilayas à la fois. Mais les citoyens continuent de nourrir des craintes légitimes pour ce qui pourrait arriver durant les prochaines semaines si la contestation populaire devait gagner en ampleur et en intensité. Dans de pareilles circonstances, les yeux de nombreux citoyens se dirigent vers l’armée nationale populaire (ANP) dans la mesure où ils savent que c’est la seule institution capable d’éviter au pays un embrasement susceptible de mettre en cause la paix civile. Dans ce cadre, nous publions la contribution du chercheur algérien Mohamed Tahar Bensaada, de l’Institut Frantz Fanon.
Les manifestations populaires contre le cinquième mandat ne peuvent laisser indifférent le pouvoir algérien. Même si l’ampleur de ces manifestations demeure pour le moment limitée, on parle au total de 20 000 manifestants dont près de la moitié dans la capitale et dans la wilaya de Béjaïa, il n’est pas exclu que ce chiffre ira croissant durant les prochaines semaines. Sans préjuger du fait que le président Bouteflika continue de bénéficier de la sympathie d’une grande partie de la population algérienne, en raison de son passé historique et de ses réalisations indéniables, une chose est certaine aujourd’hui : Le cinquième mandat divise les Algériens et risque de constituer un facteur de déstabilisation grave du pays. C’est une raison suffisante pour pousser les responsables de l’armée algérienne à réfléchir sérieusement aux voies et moyens à mettre en oeuvre pour sauvegarder la stabilité et la paix civile.
Selon plusieurs sources proches des cercles du pouvoir, le commandement de l’armée algérienne serait en réunion quasi-ininterrompue depuis 48 heures. Le départ du président Bouteflika en Suisse pour officiellement des « examens médicaux » constitue un facteur de stress supplémentaire. Le chef de l’armée algérienne, le général de corps d’armée, Ahmed Gaïd Salah, a joué jusqu’ici la carte de la loyauté à l’égard du président Bouteflika pour des raisons à la fois constitutionnelles, politiques et personnelles. Mais dans l’entourage du chef d’état-major de l’armée algérienne, il semblerait que des généraux soient convaincus qu’il est grand temps de tourner la page Bouteflika pour le salut de l’Algérie. D’où l’importance de s’interroger aujourd’hui sur les différents scénarios qui se présentent devant l’armée algérienne. Le commandement de l’armée est tenu à ne pas sortir du cadre de ses missions et prérogatives constitutionnelles sous peine de provoquer un isolement diplomatique de l’Algérie et de donner un prétexte commode à une ingérence étrangère. Mais l’armée algérienne reste malgré tout le dernier rempart de la république et le véritable arbitre en cas de conflit politique susceptible de mettre en cause l’unité de la nation.
Sans violer la Constitution, l’armée pourrait aider le pays à sortir de la crise si elle voit que cette dernière est arrivée à un point de non-retour. Elle pourrait par exemple donner son feu vert à l’application des procédures légales prévues par la Constitution dans pareilles circonstances. Le Conseil constitutionnel pourrait invoquer l’article 102 de la Constitution et déclarer le président Bouteflika « incapable » de briguer un cinquième mandat. Pour éviter une humiliation au président Bouteflika, on peut imaginer que ce soit lui qui s’adresse à la nation pour s’excuser de ne pas pouvoir achever sa mission au service du pays. Il sera alors remplacé par un président intérimaire (le président du sénat en l’occurrence) pour un délai de 45 jours qui peut être prolongé le cas échéant en vue d’organiser une élection présidentielle dans de bonnes conditions.
Bien entendu, ce scénario dépend de la lecture que fera le commandement de l’armée de la donne sécuritaire à l’état actuel qui reste pour le moment sous contrôle même s’il a intérêt à anticiper tous les scénarios prévisibles. Il se peut que l’armée décide de continuer à soutenir l’organisation de l’élection du 18 avril dans le cadre des conditions prévues avec tous les risques encourus si elle estime qu’elle peut faire face aux débordements éventuels quitte à accélérer la mise en place de l’après-Bouteflika dès le lendemain de l’élection dans le cadre de la « conférence nationale inclusive » promise par le président Bouteflika. Elle peut également, d’ores et déjà, décider de mettre fin à l’aventure du cinquième mandat dans le strict respect de la Constitution. Bien entendu, on peut aujourd’hui regretter que l’armée algérienne n’ait pas pu anticiper sur ces évènements en poussant à cette solution bien avant que le président Bouteflika n’annonce sa candidature pour le cinquième mandat.
En tout état de cause, l’armée algérienne aura à arbitrer entre des clans qui peuvent avoir peur pour leurs intérêts et leur sécurité. Elle devra rassurer tout le monde dans l’intérêt supérieur du pays tout en se montrant très ferme et énergique contre toute velléité de mettre en cause la stabilité et la sécurité de l’Algérie, d’où qu’elle vienne. Pour cela, l’armée algérienne doit avant tout sauvegarder son unité et sa cohésion et mettre en oeuvre le plus rapidement possible un plan de communication à la hauteur des défis de la conjoncture dans la mesure où nous allons assister à l’intensification des campagnes de désinformation et de déstabilisation de l’Algérie sur les réseaux sociaux.
Les puissances étrangères, en particulier les cercles néo-colonialistes français, qui surveillent de près ce qui se passe actuellement en Algérie et qui ont des agents infiltrés aussi bien au sein des appareils de l’Etat que dans la société civile ne cherchent pas nécessairement le chaos en Algérie dans la mesure où ce dernier ne servirait pas nécessairement leurs intérêts immédiats mais ils cherchent plutôt à peser sur la transition ouverte par la crise actuelle. Ils veulent faciliter l’arrivée de leurs agents aux commandes de l’Etat algérien. La puissance de l’armée algérienne les arrange et les dérange à la fois. Elle les arrange parce qu’elle est le garant de la stabilité régionale. Mais elle les dérange parce qu’elle est dirigée par un commandement connu pour ses positions farouchement indépendantistes et souverainistes, qui ne cache pas son attachement aux principes du 1er Novembre, se revendique haut et fort de la doctrine badissienne et qui continue de s’armer pour l’essentiel en Russie et en Chine, et même s’il se tourne vers des pays occidentaux pour certains armements, il préfère l’Allemagne et l’Italie à la France.
Dans ces conditions, il est normal que les cercles néocolonialistes français cherchent à atténuer le rôle de l’armée algérienne en attendant que leurs manœuvres sournoises puissent atteindre un jour le rêve qu’ils n’ont jamais cessé de caresser : pouvoir remplacer le commandement actuel par des généraux plus sensibles aux charmes de l’occident et de la France en particulier. C’est pourquoi les patriotes algériens qui désirent un changement à la hauteur des aspirations populaires devraient rester unis derrière le commandement actuel de l’armée nationale populaire laquelle constitue pour le moment le seul véritable rempart contre les atteintes à l’indépendance et à la souveraineté nationale sans lesquelles il est impossible d’envisager un changement qui préserve les acquis sociaux et démocratiques du peuple algérien et permette en même temps d’en finir avec les fléaux sociaux décriés par la jeunesse algérienne que sont la corruption, la hogra, le clientélisme et le régionalisme.
Mohamed Tahar Bensaada
Le 24 février 2019