Mohamed Tahar Bensaada décrypte les enjeux de l’après Bachar Al Assad en Syrie
10.12.2024. La chute du régime de Bachar Al Assad constitue un évènement majeur non seulement pour la Syrie mais aussi pour l’ensemble de la région du Moyen Orient qui va assister ainsi à une redistribution des cartes. Pour décrypter ce qui se cache derrière les derniers développements d’une actualité brûlante, nous avons interrogé le spécialiste en relations internationales Mohamed Tahar Bensaada de l’Institut Frantz Fanon.
La chute du régime de Bachar Al Assad a surpris les chancelleries et les observateurs internationaux tellement elle a été rapide. Quelle signification accordez-vous à cet évènement majeur ?
Il est vrai que personne ne s’attendait à une chute aussi rapide d’un régime avec lequel les puissances occidentales et régionales se sont accommodées depuis plusieurs années faute de mieux. Mais la chute rapide du régime de Bachar Al Assad ne peut s’expliquer autrement que par le retour à ce qui a fait sa durée, à savoir les soutien s extérieurs de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah libanais. Un régime qui n’a plus d’assise populaire peut tenir à condition de pouvoir s’appuyer sur une armée forte et des services de sécurité efficaces ou, à défaut, sur des alliés extérieurs puissants qui peuvent la différence sur le terrain. Or, le régime syrien a perdu l’une et l’autre conditions. Ses forces internes ont été depuis longtemps affaiblies. Et ses soutiens extérieurs, occupés par leurs propres problèmes (la Russie enlisée dans sa guerre en Ukraine, l’Iran et le Hezbollah ont été durement éprouvés dans leur bras de fer avec l’Etat d’Israël) ont perdu tour à tour leur capacité à faire la différence sur le théâtre d’opérations syrien.
La rébellion armée s’est bien préparée durant ces dernières années de calme relatif, plus particulièrement depuis l’accord de mars 2020 entre la Turquie, la Russie et l’Iran qui a donné l’illusion de la perpétuation d’un statu quo signifiant que le régime de Bachar Al Assad était désormais incontournable. Elle a profité de la nouvelle conjoncture marquée par l’affaiblissement des soutiens extérieurs du régime qui a commis l’erreur mortelle d’ignorer la main tendue de la Turquie. Cette dernière s’est bien vengée de lui en donnant son feu vert à l’offensive militaire de la rébellion déclenchée le 27 novembre dernier. Rien ne dit que la Turquie elle-même s’attendait à une avancée aussi fulgurante de la rébellion armée. Peut-être qu’au départ, la Turquie imaginait un scénario dans lequel la prise de la province d’Idlib et d’Alep pouvait accélérer la reprise des négociations entre l’opposition et le régime pour trouver une issue politique à la crise.
Mais la prise rapide de Hama a été un tournant suivi de la prise de Homs et d’une avancée spectaculaire vers Damas. La capitale a été prise sans véritables combats. Les chefs de ce qui restait de l’armée syrienne ont refusé de se battre en raison notamment du fait qu’ils avaient appris que les protecteurs russes de Bachar Al Assad l’ont abandonné et lui ont conseillé de passer la main et de quitter le pays; En langage sociopolitique, tous ces faits peuvent être résumés en une seule phrase : le régime n’a plus aucune consistance historique. La rébellion n’avait qu’à cueillir le fruit mûr tombé de l’arbre.
Mais quelles que soient les réserves qu’on peut avoir sur la nature idéologique et politique de la rébellion armée et notamment sa principale composante représentée par Hay’at Tahrir al Cham (Organisation pour la libération du Levant) qui est elle-même issue de Jabhat al-Nosra, autrefois affiliée à Al Qaida, force est de constater qu’en chassant le régime impopulaire de Bachar Al Assad, cette rébellion a répondu à une aspiration populaire légitime. Plus rien ne sera comme avant en Syrie.
Mais il est trop tôt pour évaluer ce processus révolutionnaire qui n’est qu’à ses débuts. Tout dépendra du contenu qui sera imprimé par les acteurs syriens à la transition politique : Sera-t-elle inclusive et consensuelle comme on peut le leur souhaiter ? Ou bien au contraire sera-t-elle marquée par des tentations sectaires et des dérives autoritaires qui pourraient conduire à l’établissement d’un régime théocratique comme le redoutent certains observateurs qui pointent du doigt le passé des dirigeants de Hay’at Tahrir Al Cham ?
En partant de l’alternative que vous posez (transition inclusive ou dérive théocratique), quelles sont à votre avis les chances d’une évolution positive en Syrie qui préserve à la fois l’indépendance et l’unité du pays et sa transition vers un Etat démocratique ?
Pour répondre à cette question, il faut rappeler que la Syrie est un Etat pivot dans la région névralgique du Moyen Orient. Les puissances impérialistes ne permettront jamais un scénario qui viendrait mettre en péril leurs intérêts stratégiques dans la région ni la sécurité de l’Etat d’Israël. La transition en Syrie ne peut donc échapper à cette tendance lourde qu’il faut toujours prendre en compte pour décrypter ce qui se passe dans le pays.
Cela étant dit, la révolution syrienne peut mettre à profit les contradictions et les rivalités entre les acteurs régionaux et internationaux. La Turquie, qui partage avec la Syrie une frontière commune de plus de 800 kilomètres et accueille 3 millions de réfugiés syriens, a tout intérêt à une stabilisation rapide de la Syrie. Elle devrait jouer un rôle modérateur sur ses alliés qui viennent de prendre le contrôle de la Syrie, ce qui pourrait faciliter la réintégration de ce pays au sein de la communauté internationale.
Mais avant tout cela, l’autorité de fait qui va diriger la période transitoire ne doit pas donner du grain à moudre aux puissances occidentales qui cherchent le moindre prétexte pour étouffer dans l’oeuf cette expérience révolutionnaire. Pour cela, elle doit veiller à ce que la transition soit la plus inclusive possible, en écartant toutes les velléités revanchardes et toutes les atteintes aux droits humains et aux droits des minorités.
Dans le contexte syrien actuel, l’exigence démocratique est en même temps un impératif national de premier plan. Seul un front intérieur solide fondé sur une réconciliation nationale sans exclusive pourra constituer un bouclier efficace face aux tentatives d’ingérence étrangère qui vont se multiplier. A cet égard, l’envoyé spécial de l’Onu pour la Syrie a reconnu qu’il y a des signes positifs et rassurants – comme l’amnistie en faveur des conscrits et des réservistes, la sortie des miliciens des villes libérées et leur remplacement par de nouveaux services de sécurité publique et l’interdiction de tout acte de nature à alimenter la haine confessionnelle – qui demandent à être confirmés sur le terrain dans les semaines prochaines.
L’autorité de la transition doit également suivre une ligne diplomatique intelligente qui allie fermeté de principes et souplesse tactique. L’indépendance, la souveraineté et l’unité de la Syrie ne sont pas négociables mais l’autorité de la transition sera appelée à nager dans des eaux troubles et à se fixer des priorités. Les provocations israéliennes, qui ont déjà commencé comme l’illustrent les raids aériens sur les sites militaires syriens pour empêcher que les arsenaux d’armes stratégiques tombent entre les mains de la rébellion et l’incursion terrestre de l’armée israélienne dans la zone démilitarisée du Golan, en violation de l’Accord de désengagement de 1974, n’ont pas détourné les nouvelles autorités de leurs missions prioritaires et c’est tant mieux.
Le plus urgent pour l’autorité transitoire est la reconnaissance internationale et la levée de l’embargo, en ce compris le retrait de Hay’at Tahrir Al Cham de la liste internationale des « organisations terroristes » et la réintégration de la Syrie dans l’ordre régional arabe pour transcender les différends qui peuvent être utilisés pour porter atteinte à la sécurité et à l’intégrité de la Syrie. A cet égard, la dissolution de Hay’at Tahrir Al Cham et sa transformation en parti politique apparaissent comme une perspective incontournable si cette organisation ambitionne de jouer un rôle central dans la future configuration politique syrienne.
En tout état de cause, la dissolution de tous les groupes armés, au profit de l’Etat syrien en reconstruction est la meilleure chose qui puisse arriver à court terme. Plus vite, il s’imposera comme le seul dépositaire légitime de la contrainte armée et le seul habilité à éradiquer les groupes terroristes encore présents sur le territoire syrien et à empêcher la renaissance de l’ « Etat islamique », plus vite l’Etat syrien évitera au pays le chaos que lui prédisent les oiseaux de mauvais augure et qui pourrait constituer un prétexte commode à l’ingérence étrangère.
Il ne faut pas oublier que c’est sous le prétexte de la lutte en vue d’empêcher la renaissance de l’ « Etat islamique » que le Département d’Etat américain a réaffirmé son soutien à la présence des milices kurdes au nord-est de la Syrie et a demandé à Ankara de faire pression sur la nouvelle autorité syrienne pour qu’elle accepte la reconduction de le présence de la coalition internationale (sous commandement américain) en Syrie. La restauration de la souveraineté et de l’unité territoriale de la Syrie ne saurait s’accommoder d’une telle demande mais l’autorité syrienne a d’autres priorités à l’heure actuelle. Elle pourra compter, le moment venu, sur le soutien de la Turquie pour venir à bout des milices kurdes.
Dans le même registre, les nouvelles autorités syriennes n’ont pas d’autre choix que de mettre à profit les relations de la Turquie avec ses alliés américains, pour rassurer sur leurs intentions politiques dans le but de réadmettre la Syrie dans le concert des nations. Les relations cordiales qu’elles entretiennent également avec le Qatar et le réchauffement attendu des relations avec Riad, seront également un facteur de nature à gagner la confiance de Washington, ou du moins à atténuer sa réserve actuelle, même si le caractère imprévisible de la future Administration Trump laisse la porte la porte à toutes les éventualités.
Que pensez-vous de la position algérienne à l’égard des évènements qui s’accélèrent en Syrie et plus généralement dans la région ?
La prise de position officielle de l’Algérie a été soulignée par le communiqué du Ministère des affaires étrangères. L’Algérie s’est honorée en appelant « au dialogue entre les enfants du peuple syrien, dans toutes ses composantes » et en les invitant à « se rassembler pour bâtir des institutions issues de la volonté du peuple syrien, loin de toute ingérence étrangère ».
La doctrine diplomatique de l’Algérie est connue. L’Algérie traite avec les Etats et non avec les régimes. Partant du principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats, l’Algérie ne peut que prendre acte des développements qui ont lieu en Syrie. L’autorité de fait qui a la charge de gérer la période transitoire représente la nation syrienne. L’Algérie doit tirer le plus rapidement possible les conséquences de cette évolution qui correspond, au demeurant, aux aspirations profondes du peuple syrien. L’Algérie serait mal avisée si elle tergiverse à reconnaître les nouvelles autorités. Il ne faut surtout pas donner l’impression qu’elle attende ce que vont décider les puissances internationales qui cherchent tout simplement à faire chanter les nouveaux dirigeants syriens pour les amener à faire des concessions diplomatiques inacceptables comme par exemple la normalisation avec l’Etat d’Israël.
En restant à la traîne et en donnant l’impression qu’elle émet des réserves sur ce qui se passe en Syrie, le gouvernement algérien fait le jeu de la propagande anti-algérienne orchestrée ces derniers jours par les réseaux makhzéniens et relayée par Rachad et ses émules et qui va jusqu’à faire des rapprochements entre le régime algérien et le régime déchu de Bachar Al Assad. Ce genre de rapprochement relève d’un amalgame des plus douteux. Malgré sa nature bureaucratique, le régime algérien reste, qu’on le veuille ou non, un régime issu d’une guerre de libération nationale et populaire. Son attachement aussi bien à l’indépendance et à la souveraineté nationale qu’au caractère social de l’Etat algérien prouve, s’il en est besoin, que sa nature n’a rien à voir avec celle du régime dictatorial de Bachar Al Assad qui est issu d’un coup d’Etat clanique et dont la rhétorique nationaliste n’a jamais inquiété l’Etat d’Israël qui s’en est accommodé durant plus de cinq décennies.
Il faut aussi rappeler à l’adresse de ceux qui recourent à la symbolique du passé que c’est la Syrie historique qui a soutenu la révolution algérienne et a ouvert les portes de l’académie militaire d’Alep aux élèves-officiers de l’ALN algérienne et non pas le régime clanique des Assad qui a bloqué, en septembre1970 au port de Lattaquié, les armes envoyées par l’Algérie à la résistance palestinienne qui faisait alors face aux massacres de la soldatesque du roi Hussein de Jordanie.
La position algérienne, ou du moins telle qu’elle apparaît à travers les médias publics et privés, face à la crise syrienne a sans doute été biaisée par le fait que certains responsables sont restés enfermés dans la temporalité dépassée de la décennie noire qui a vu l’Etat algérien faire face à une grave subversion qui a failli mettre en danger ses fondations sous le masque d’une contestation religieuse. Elle a sans doute aussi été influencée par les théories fumeuses et paresseuses qui voient derrière chaque révolte populaire dans un pays arabe l’ombre d’un complot « impérialo-sioniste ». Une analyse aussi simpliste passe à côté de la réalité complexe, au demeurant différente d’un pays à l’autre, de mouvements populaires qui trouvent leurs principales causes dans l’oppression que font infliger à leurs sociétés des régimes autoritaires et corrompus.
Le fait que des puissances étrangères tentent d’exploiter les nouvelles situations au mieux de leurs intérêts ne diminue en rien la légitimité de ces révolutions démocratiques incomplètes et inconséquentes et sujettes à des dérives diverses et à des tentatives d’appropriation sectaires. Par ailleurs, les intellectuels-maison obsédés par le phénomène de « printanisation » qu’ils voient partout seraient en mal d’expliquer comment les régimes conservateurs d’Arabie saoudite et des Emirats ont pu soutenir jusqu’à la veille de sa chute le régime de Bachar Al Assad, non seulement par réalisme diplomatique comme on peut le croire mais aussi en raison de leur obsession maladive contre l’ « islam politique ».
Mais au-delà de la position officielle de l’Etat algérien qui ne peut que se ressentir d’une certaine Realpolitik inévitable comme c’est le cas pour tout Etat, ce qui nous interpelle est la passivité de la société civile algérienne et l’indigence des intellectuels et des médias algériens sur cette question comme sur de nombreuses autres questions qui engagent pourtant l’avenir de l’Algérie. Que la diplomatie algérienne passe parfois à côté dans le traitement de certains dossiers sensibles, c’est compréhensible surtout si on considère les conditions dans lesquelles travaille l’appareil diplomatique algérien. Mais il est triste de constater que ni les partis politiques, ni les associations de la société civile, ni les intellectuels ni les médias ne font le travail qui doit être le leur.
Parfois, les Etats ne peuvent pas dire ou faire certaines choses si ce n’est dans le registre de la langue de bois diplomatique. Mais les personnes et les organisations qui n’engagent pas l’Etat ont le droit et le devoir de s’exprimer et d’agir sur la base de leurs analyses et convictions sans porter atteinte aux intérêts stratégiques de leur pays. Même pour la Palestine qui fait pourtant consensus en Algérie, les organisations politiques et civiles font preuve d’une passivité inquiétante et ne peuvent rien faire sans le feu vert du pouvoir. Ce n’est pas normal.
Le verrouillage politique et médiatique est dangereux parce qu’il ne permet pas de voir clairement les tendances à l’oeuvre dans la société pour les accompagner ou le cas échéant les corriger avant qu’il ne soit trop tard. Il est grand temps de cesser de gérer le pays avec des méthodes policières désuètes. Il est grand temps de cesser de gérer les dossiers diplomatiques, mais aussi les autres dossiers à caractère économique, qui engagent l’avenir du pays, avec des méthodes bureaucratiques. Ces dernières s’avèrent d’autant plus inefficaces qu’elles sont le plus souvent confiées à de petits fonctionnaires sans envergure et sans vision, recrutés le plus souvent dans le cadre de logiques clientélistes. Des logiques qui empêchent le libre épanouissement des compétences dont l’Algérie a cruellement besoin pour relever les nombreux défis auxquels elle est confrontée et dont une grande partie sont malheureusement condamnés à prendre le chemin de l’exil.