In Memoriam Boumediene Lechlech évoque ses souvenirs avec le regretté Abdelkader Alloula
12.03.2024. Nous publions ci-dessous les souvenirs que le chercheur en histoire et homme de culture engagé, Boumediene Lechlech, a bien voulu partager avec les nouvelles générations sur le regretté Abdelkader Alloula lâchement assassiné en 1994 à Oran par des nervis qui agissaient sous les ordres d’une organisation terroriste qui utilisait la religion pour prendre le pouvoir et noyer dans le sang les aspirations démocratiques et sociales du peuple algérien dans une spirale de violence infernale qui faisait le jeu des clans antinationaux et anti-populaires qui avaient pris en otage l’Etat algérien sous des slogans faussement républicains.
Le premier contact direct que j’ai eu avec A. Alloula était durant la fête du 8 mars de l’année 1988 exactement. C’était à la ‘’Commune’’, alors que j’étais cadre clandestin incognito depuis presque une dizaine d’années et que lui était une grande personnalité publique , notoirement connue. Au milieu de plusieurs camarades et sympathisant(e)s du PAGS, j’avais assisté à la fête avec ma compagne (ma future épouse), en me tenant discret au vu de mon statut par rapport aux autres.
A la fin, comme A. Alloula était à l’époque le seul véhiculé parmi nous, il avait tenu sans discussion de notre part à nous ramener chez nous, comme il l’avait fait avec tous les autres qui habitaient loin. Alors que nous avions emprunté , avec sa petite R 4 beige le chemin indiqué par moi , j’étais obligé de lui mentir sur mon adresse (ma planque), en ‘’respectant ‘’ les règles de la clandestinité. M. Djellid son complice avait dû lui parler de moi parce que je le connaissais mieux depuis 1975/76 et chez qui j’avais plusieurs fois passé la nuit.
En 1989, pendant la sortie à la légalité, alors qu’avec Abdelkader on passait à côté de chez moi, non loin de chez lui, je l’avais invité à prendre un café. Il m’avait questionné d’un air étonné si je venais de déménager ! Je lui avais expliqué que j’étais obligé de l’induire en erreur. En rentrant chez moi, il avait remarqué que je ne disposais que d’une table avec quatre chaises et d’un matelas par terre avec une couverture dans mon deux pièces-cuisine au vieux patio de ce vieux quartier situé presque en plein centre ville et que je venais juste d’acquérir au début de l’année 1988 dans le cadre de ma permanisation politico-organique projetée depuis 1986 à mon retour de la R.D.A.
Dans notre quartier populaire, ex. Saint Pierre (Yaghmorassen), j’avais alors pris l’initiative de regrouper les camarades qui y habitaient en cellule malgré le fait que nous appartenions chacun à des collectifs différents. Alloula, lui, appartenait au collectif ‘’J.M.L’’ (Jean-Marie Larribère) avec de fortes personnalités comme M’hamed Djellid, Messaoud Benyoucef…et moi j’appartenais à la toute nouvelle fédération (Sidi Bel Abbés, Tlemcen et Aïn Temouchent) tout en habitant Oran. Et comme le collectif de notre propre fédération devait se réunir une fois chez moi, A. Alloula avait donné instruction ferme à ‘’Bida’’, sa mère, de mettre à ma disposition tout ce dont j’avais besoin (matelas,couvertures,oreillers,ustensiles) pour accueillir le vieux Ahmed Abbad et d’autres camarades. Et notre petite cellule informelle de quartier comprenait en plus de nous deux , M. Morsli (ancien du Vietnam) dont le personnage (Khelifa) a été représenté dans sa pièce théâtrale ‘’El Lithem’’, et quelques autres militants.
Une fois, en l’année 1989, A. Alloula m’avait sollicité pour rencontrer un personnage légendaire dont il avait entendu parler dans l’histoire du PCA et qu’il avait représenté dans sa pièce théâtrale ‘’Ladjouad’’, en l’occurrence Berrahou Mejdoub. Nous avions emprunté avec sa petite R 4 la route de Tlemcen et Ochba avec d’autres camarades qu’on avait pris sur notre chemin. Nous , nous avions comme d’habitude acheté des fruits et gâteaux pour notre vieil camarade Cheikh, alors qu’Abdelkader cachait empaqueté un Coran qu’il lui avait offert! Ils avaient rigolé pleinement comme des gosses en se racontant plein d’anecdotes populaires ; le vétéran communiste paysan devait décéder quelques mois après une longue paralysie.
La relation s’était solidifiée entre nous par des échanges politiques et intellectuels. Je lui avais fait lire les mémoires de Mohamed Badsi et plein de contributions sur l’histoire et un projet de thèse sur l’histoire de la musique algérienne. Notre attachement commun à Bachir Hadj Ali, son combat et ses œuvres avait cimenté le lien entre nous deux. Ainsi A. Alloula avait beaucoup apprécié mes écrits sur Saoût Echaâb, celui de B. Hadj Ali le musicologue et Kaddour Belkaïm le martyr précoce du PCA. Et une fois, il m’avait offert un livre neuf comme cadeau édité par le CNRS sur la vie de LENINE écrit alors par Léon Trotski ! J’avais été membre de la coordination régionale éphémère du parti qui se réunissait à l’ex.rue de la Bastille au début de la légalité et j’étais chargé aussi de l’organe central (SEC) à l’échelle régionale (Ouest).
Entre temps le PAGS, notre parti, était entré dans la tourmente, j’avais pris mes distances avec l’appareil et le poste de responsabilité politico-organique, en restant simplement militant de base et me consacrant plus à ma passion refoulée de la musique pendant la clandestinité , en plus de l’histoire , en restant très actif politiquement là où je vivais et travaillais.
En septembre 1992, je venais d’intégrer le nouveau Palais de la culture d’Oran et plus précisément son école de musique dont j’avais pris la responsabilité pédagogique. De nouveau nos chemins, celui de A. Alloula et le mien se sont croisés. J’avais là, sous ma responsabilité directe, ‘’les trois filles de Alloula’’, Rihab sa vraie fille, Yasmine et Cherifa ses deux nièces âgées toutes à peine de 10 ans. Et j’invitais chaque fin d’année Abdelkader aux auditions de fin de cycle avec les autres parents d’élèves. Je m’occupais particulièrement de Rihab qui faisait piano ( Méthode Rose, accordage du vieux piano de ‘’Bida’’…), moi -même j’étais pianiste (pianOranais) depuis mon enfance. La petite étude sur le piano à quart de ton, que j’avais élaborée et éditée, avait marqué A. Alloula qui prenait conscience de son importance, comme il avait pris conscience de la Halqa auparavant dans le domaine théâtrale au contact des masses populaires.
Avec l’évolution dangereuse de la situation, notamment après l’assassinat du Chahid Mohamed Boudiaf, A. Alloula au sein du groupe d’El Bahia ( un cadre d’alliance patriotique) avait non seulement organisé en plein centre ville la cérémonie du 40éme jour, mais baptisé la rue dans laquelle il habitait (rue de Mostaganem) en rue Mohamed Boudiaf dés 1993 en qualité de conseiller culturel de Merouane Henni le DEC d’Oran. Auparavant, i l avait été membre du conseil culturel consultatif que présidait A.Benhadouga.
Toujours en 1993, j’avais initié un nouvel hommage à Bachir Hadj Ali en invitant Lucette, sa femme, et baptisant l’annexe de recherche sur la musique algérienne que je dirigeais en son nom, au sein du Palais de la culture d’Oran, dont j’étais le conseiller culturel. Elle était alors hébergée chez Bida la mère de A. Alloula pendant quelques jours et mangeait chez nous deux, Abdelkader ayant plus d’espace dans l’appartement familial.
C’est à partir de ce moment que le centre de gravité de l’activité culturelle et artistique s’était déplacée au Palais de la culture qui était devenu le moteur dynamisant le reste des structures et la vie artistique oranaise. Ce n’était pas du tout fortuit, car nous avions élaboré une stratégie culturelle de combat contre l’intégrisme par l’art et la culture. Et c’est à partir de ce temps-là que A. Alloula fréquentait plus le Palais de la culture que le T.R.O et nous avions formé un duo politico-artistique alors que le PAGS venait d’être dissous en janvier 1993 et que nous n’avions pas suivi Ettahadi,tout en restant unitaire sur ce qui nous unissait avec ses militants…Les futurs initiateurs du PADS avait préféré prendre contact avec le réseau de feu M.B. Bachir dit ‘Ami paradoxalement, lui qui était lié à Fethi Bouchenak ; ce dernier ayant rejoint le groupe dit du F.A.M.
Les assassinats d’anciens militants du PAGS avaient déjà bien commencé et le danger devenait imminent. Dans un climat de désarroi, d’ébranlement de l’idéal communiste et de reniement, la résistance sur les divers fronts n’était pas chose aisée. A Oran, grande ville commençaient alors à affluer vite ceux qui fuyaient malgré eux le danger de mort venant des petites villes et villages. Nous étions ainsi chargés de l’organisation de la solidarité avec nos anciens camarades.
Comme je venais juste de me marier en 1989 , j’avais un bébé, Bachir né fin 1991, sous ma responsabilité, avec comme conséquence directe, sa mère tombée dans la maladie chronique depuis sa naissance. Et lorsque je l’emmenais parfois avec moi chez Bida, il était gâté aussi bien par elle que par Abdelkader qui adorait particulièrement tous les petits enfants. Et comme notre quartier était chaud, à côté de la mosquée dite de Cavaignac chaque vendredi matin nous partions ailleurs à cause des accrochages entre les islamistes et les forces de sécurité qui utilisaient le lacrymogène dont la fumée parvenait jusqu’à l’intérieur de notre chambre. Il y’avait de facto une dualité du pouvoir qui s’installait progressivement, comme je l’avais souligné dans ma contribution envoyée à la conférence dite d’information des cadres du mois d’août de l’année 1990.
A.Alloula avait écrit la pièce‘’Ettafeh’’offerte par lui à Blaha Benmeziane et Sirat Boumediene qui venaient de créer leur propre coopérative pour les aider à bien démarrer et le Palais de la culture finança sa production. Tandis que lui adapta ‘’Arlequin’’ qui avait connu une grande diffusion télévisée en plus de la tournée nationale de sa propre troupe. Toujours en cette année 1993, il avait été trop médiatisé dans une émission consacrée à son parcours artistique de dramaturge, metteur en scène et comédien.
Sur un plan politico-idéologique tout le bouleversement mondial n’avait pas ébranlé ses profondes convictions communistes. J’avais pris alors l’initiative d’organiser les artisans-artistes de diverses spécialités pour les lier au Palais de la culture par convention en mettant à leur disposition des espaces pour des expositions-ventes permanentes; et une rumeur circula que nous livrions des magasins à des privés dans le cadre de la politique de l’économie de marché. Il s’inquiéta auprès de moi, et j’avais dû le mettre au courant de la démarche que je pilotais en personne, en l’assurant que c’étaient des producteurs dans leurs propres ateliers qu’une commission spéciale vérifiait sur le terrain… Ainsi nous donnions un contenu non capitaliste à cette notion économique qui supplanta officiellement l’option socialiste.
En sa qualité de conseiller culturel de la municipalité d’Oran , il avait entrepris la rénovation et l’exploitation du moindre espace pour l’activité culturelle, à l’exemple de la salle ‘’Marhaba’’,espace ‘’ Souiah Lahouari ’’,etc…Et aussi il se distingua dans la sphère sociale, en particulier avec les enfants cancéreux. Il faut dire tout simplement que c’était dans sa nature ( le don de soi) ; il se plaisait à venir en aide aux démunis, aux malheureux, aux handicapés,SDF…
Sur un plan familial, on ne peut le comprendre sans saisir le type particulier de relation avec sa mère, Bida (diminutif de Zoubida fait par ses petits-enfants). Il gérait tous les conflits de sa grande famille, malgré toutes les contradictions et désaccords dus à la diversité d’opinions, de convictions..Et il imposait un mode de vie austère chez lui à quiconque. Paradoxalement sa mort regrettée par tous libérera la satisfaction de multiples besoins et envies enfuis chez les membres qui partageaient son foyer au sens large dans la même grande maison. La porte sonnait à tout moment pour recevoir une chikaya, une demande d’aide, une médiation dans un conflit, le sourd-muet,le mendiant,le camarade venu de loin.
Depuis que j’ai connu A. Alloula qui me présenta à Bida, j’avais réussi à nouer une relation particulière avec elle et une complicité tacite. Elle durera même après sa mort plus d’une décennie, avant que je ne déménage du quartier et qu’elle ne meurt en 2008, lorsque je me trouvais résident à Tlemcen. Mais je visitais régulièrement sa tombe avec celle d’Abdelkader.
Bien sûr que beaucoup de choses changèrent pour elle, mais personne n’avait réussi à prendre la place de Kader auprès d’elle, ni sœur , ni frère… Elle me recevait parfois contre le gré, les pressions ou le conseil de certains, je lui rappelais tout simplement le dernier souvenir de Kader. Comme toujours elle m’offrait son café succulent et nous le pleurions tous les deux dans le calme ! Et chaque vendredi matin elle est devant la tombe pour changer ses sept petites pierres et prier pour soulager son chagrin.
Dans notre relation, il n’y avait ni intérêt, ni projet matériel commun, ni ‘’affaire’’ ou calcul quelconque comme on dit; il y avait juste l’amour de la patrie, l’amitié et la camaraderie purs pour le même idéal.
Oran, le 14 mars 2014 (à minuit).
B.LECHLECH