La danse du ventre de la classe politique algérienne Par Mohamed Tahar Bensaada
Que se passe-t-il en Algérie ? Comment expliquer la levée de boucliers de la classe politique algérienne, des dirigeants des partis du pouvoir à ceux des partis dits d’opposition en passant par les responsables de l’UGTA et du FCE contre Manuel Valls ? Que des partis que tout oppose se trouvent pour une fois unis contre l’« adversité extérieure » et pour défendre ce qu’ils ont appelé la « ligne rouge » des institutions de la république et de l’image du pays, cela pourrait passer pour une action civique susceptible d’inspirer satisfaction et respect. La sortie médiatique d’Abdallal Djaballah affirmant à cette occasion que « le président Bouteflika est fini » apparaît à cet égard comme une déclaration légère et indigne.
Mais si on regardait d’un peu plus près les choses, il n’est pas sûr que la levée de boucliers de la classe politique algérienne soit aussi saine qu’on voudrait nous le faire croire. Commençons d’abord par prendre au mot toutes ces voix devenues subitement si jalousement attachées à l’image et à la souveraineté nationale du pays. Supposons que la publication par le premier ministre français de la photo litigieuse du président Bouteflika ait été faite à dessein pour nuire à l’image de la personne du président, à celle de l’institution présidentielle et de l’Algérie plus généralement. Il s’agit là d’un acte politique qui porte directement atteinte à la stabilité des institutions de la république. Quelle mouche a piqué le premier ministre français pour s’adonner à un jeu aussi dangereux ? « On » nous dit que le premier ministre a commis cet acte « abject » (Ouyahia) et « immoral » (Hanoune) pour « se venger » de l’Algérie. Pour les uns, Valls s’est vengé du refus du gouvernement algérien de lui accorder plus de contrats (il s’agirait notamment des accords qui étaient attendus pour Peugeot et Total). Pour les autres, Valls s’est vengé des positions diplomatiques de l’Algérie qui ne coïncident pas toujours avec celles de Paris sur des dossiers sensibles (Mali, Libye, Syrie, etc.)
Revenons un instant en arrière et examinons les choses sereinement. Nous savons que cette mini-crise politico-diplomatique avec la France a commencé depuis la publication par le quotidien Le Monde d’une photo du président Bouteflika pour illustrer un article portant sur le scandale des « Panama papers ».Comme mesure de rétorsion, le gouvernement algérien a refusé les visas à deux journalistes français et aurait reporté la signature de quelques contrats importants avec des groupes français (dont les contrats avec Peugeot et Total). En prenant de telles mesures, le gouvernement algérien a-t-il vraiment agi conformément aux intérêts nationaux comme il le prétend ? Il est curieux qu’à aucun moment, le gouvernement algérien ne s’est posée la question toute simple : le quotidien français Le Monde aurait-il commis la légèreté condamnable de publier la photo du président Bouteflika si le nom d’un ministre algérien, en l’occurrence le ministre de l’industrie Abdesslam Bouchouareb, n’était pas cité dans les « Panama papers » ? Bien entendu, il n’est pas dans notre propos d’excuser le quotidien Le Monde dont nous connaissons parfaitement les liens organiques avec les lobbies sionistes qui infestent la social-démocratie française, ces mêmes lobbies qui sont dragués sans fierté aucune par les élites algériennes au pouvoir et dans l’opposition.
Préférant défendre un des leurs au risque de salir encore plus leur image à l’intérieur et à l’extérieur, dans un style qui ressemble aux comportements des groupes mafieux, les gouvernants algériens sont montés au créneau pour dénoncer un soi-disant « complot » contre les institutions nationales. Le sieur Bouchouareb est allé jusqu’à pousser le cynisme au point de déclarer qu’il était victime d’une cabale des parties redoutant sa politique de réindustrialisation ! Pourtant, dans un système sain, la seule attitude à la fois humble et forte que le bon sens aurait dictée en pareille circonstance aurait été d’encourager le ministre incriminé à présenter sa démission, pour qu’il puisse se défendre plus librement ou se consacrer plus sainement à la gestion de ses affaires privées, ce qui aurait sauvé en même temps l’image de l’Etat. Mais ces gens-là ne savent pas c’est quoi un Etat.
Revenons maintenant à l’image du président Bouteflika. Il est clair que cette image dépasse de loin celle de la personne pour toucher plus gravement celle d’une institution nationale, et dans le cadre du système politique algérien, il s’agit de la plus haute et de la plus éminente des institutions. La déstabilisation de cette institution pourrait avoir des conséquences graves sur la stabilité des autres institutions de l’Etat. En se levant comme un seul homme contre la publication par Valls d’une photo du président Bouteflika, les hommes politiques qui ont cru défendre l’institution présidentielle ont fait preuve d’une grave hypocrisie. La photo du président qui a été jugée irrespectueuse n’est pas un faux. Elle n’a pas été inventée par Valls. Seule la télévision nationale était autorisée à filmer l’audience accordée par le président de la république au premier ministre français. Ce dernier a eu possession de la photo par l’intermédiaire d’une partie algérienne. Peut-être qu’en la rendant publique, Valls a-t-il voulu perfidement faire passer un message négatif, mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est que l’image du président de l’Algérie et des Algériens n’est pas à la hauteur des attentes qu’on pourrait avoir du président d’un pays qui traverse une conjoncture aussi difficile que celle que traverse actuellement l’Algérie. Pire, nous pouvons constater malheureusement que l’image véhiculée du président Bouteflika n’est pas digne du parcours d’un homme d’Etat qui a consacré la majeure partie de sa vie à servir son pays, quelles que soient par ailleurs les réserves qu’on pourrait avoir sur la politique qu’il a défendue sur telle ou telle question en particulier. Au demeurant, nous pouvons nous interroger sur l’atteinte portée à la dignité humaine d’une personne par ceux qui s’acharnent à lui imposer les contraintes protocolaires épuisantes d’une fonction présidentielle dans les conditions de santé qui sont les siennes depuis presque trois ans.
En réduisant l’image de l’Algérie à celle d’un président visiblement diminué par la maladie, comment les gouvernants algériens pouvaient-ils éviter que cela soit interprété autrement que comme un signe de dysfonctionnement institutionnel ? Mais le pire c’est que les clans qui ont pris en otage un président malade sont en train de prendre en otage le destin de 40 millions d’Algériens. En effet, le plus grave dans cette histoire c’est que s’il n’y avait pas eu cet incident, le gouvernement algérien était prêt à signer en marge de la visite Manuel Valls à Alger tous les contrats espérés par la partie française. Ainsi l’aval des projets et la signature des contrats qui engagent les intérêts nationaux aussi bien économiques qu’éducatifs, sociaux et diplomatiques ne sont plus fonction d’une analyse objective et sereine de leurs retombées sur le développement global du pays mais de l’humeur d’un clan qui confond ses intérêts particuliers avec ceux de l’Algérie. Il est pour le moins curieux que les mêmes politiciens, qui viennent de monter au créneau contre les lobbies colonialistes revanchards et pour défendre soi-disant la souveraineté nationale, soutiennent en même temps le projet de Benghebrit et consorts qui vise, derrière le slogan d’une pseudo-réforme de l’école algérienne, à redonner progressivement à la langue française son statut hégémonique dans la société algérienne.
On ne devient pas patriote du jour au lendemain et comme cela nous arrange. Un jour, on chante les bienfaits du « partenariat d’exception » avec la France et le lendemain on dénonce les lobbies colonialistes revanchards. Non, Valls n’est pas devenu du jour au lendemain « méchant » parce qu’il a publié une triste photo du président Bouteflika. Valls n’est rien d’autre que le Sarkozy de la gauche social-démocrate française, une gauche social-libérale, social-impérialiste et social-raciste. Valls l’islamophobe ne peut pas être algérophile sauf si on pense comme Saïd Sadi que les Algériens sont tous des descendants de saint Augustin. Au demeurant, bien qu’il ait lancé plusieurs de ses supplétifs au front contre Valls, le clan présidentiel est trop malin pour couper tous les ponts avec ses sponsors parisiens, sinon comment expliquer le silence troublant de Amar Saidani qui est pourtant habitué aux sorties médiatiques spectaculaires ? Et puis, après tout, Valls est le premier ministre d’une puissance capitaliste et impérialiste qui défend ses intérêts et ses parts de marché dans le monde. Et pour contenir et apprivoiser ces intérêts à défaut de les combattre et pour les concilier, ne serait-ce que partiellement, avec ceux d’un pays en voie de développement comme l’Algérie, il faut une classe dirigeante autrement plus intelligente, plus innovante, plus fière et mieux enracinée dans sa société, son histoire et sa culture que cette misérable classe politique qui n’a pas trouvé mieux que de s’adonner à une vulgaire danse du ventre qui, à force de galvauder hypocritement les slogans patriotiques, ne peut qu’en éloigner encore plus les jeunes au moment où il y a un grand besoin de redonner à ces valeurs patriotiques une nouvelle densité moderne à la hauteur des défis stratégiques de l’heure.
*Mohamed Tahar Bensaada dirige l’Institut Frantz Fanon, un centre d’études politiques et stratégiques indépendant basé à Bruxelles.