Analyse : Le message de Bouteflika est totalement déconnecté de la réalité
Les observateurs sont restés dubitatifs à la lecture du message adressé par le président Bouteflika aux travailleurs à l’occasion du double anniversaire de la création de l’UGTA et de la nationalisation des hydrocarbures. Nous avons demandé à Mohamed Tahar Bensaada de l’Institut Frantz Fanon de réagir à chaud à ce message.
Que pensez-vous du message du président Bouteflika ?
C’est un message surréaliste. D’un côté, il rappelle de manière très juste les exigences que doit remplir l’Algérie pour relever les défis de la transition écologique et économique. De l’autre, il évite d’aborder les conditions concrètes nécessaires à la mise en œuvre de ce programme. D’un côté vous avez un président qui vous dit qu’il faut désormais s’appuyer sur l’excellence, le savoir et la recherche-développement pour sortir de l’économie rentière, de l’autre côté, il se garde bien d’instruire le gouvernement de régler les conflits sociaux dans un esprit qui consacre enfin le recentrage de l’Etat algérien sur les acteurs sociaux qui tirent leur légitimité sociale du savoir et de l’intelligence. Comment relever les défis de la transition énergétique, de la révolution numérique et de la révolution biotechnologique si on continue à mépriser les médecins et les enseignants, à marginaliser le corps des ingénieurs dans la conception et la réalisation des programmes économiques au moment où le pouvoir fait preuve d’un laxisme douteux à l’égard d’une nouvelle oligarchie qu’il a créée de toutes pièces dans un esprit clientéliste et qu’il continue de financer sans aucune contrepartie productive ? Ce message est une nouvelle preuve que le pouvoir algérien est malheureusement de plus en plus déconnecté de la réalité algérienne.
Comment expliquez-vous ce décalage entre le discours officiel et la réalité ?
Si le pouvoir semble avoir une vision globalement correcte de ce qu’il faudrait faire pour sortir le pays de l’immobilisme actuel mais qu’il n’arrive pas à se doter d’une politique économique et sociale à la hauteur de cette vision, c’est qu’il est paralysé par la crainte de rompre les équilibres sociaux et claniques sur lesquels il a fondé sa stabilité durant ces dernières années. Le pouvoir aurait pu profiter de la période d’aisance financière relative quand le baril du pétrole était à 100 dollars pour effectuer une rupture progressive et douce avec l’économie rentière. Il ne l’a pas fait. Aujourd’hui, les arbitrages nécessaires nécessitent un plus grand courage et une plus grande intelligence parce que les forces qui profitent de l’économie rentière, qui ont des relais au sein des appareils d’Etat et des sponsors à l’étranger, disposent désormais d’une capacité de nuisance non négligeable.
Pensez-vous que le pouvoir actuel soit capable d’effectuer les changements nécessaires ?
Je pense qu’il est difficile d’entrevoir un changement de l’intérieur du système tant que le président Bouteflika est toujours là dans la mesure où les équilibres sociopolitiques qui s’appuient sur sa légitimité formelle empêchent tout changement véritable. Cependant, l’Algérie ne peut plus continuer ainsi sans prendre de grands risques pour ses équilibres fondamentaux. Il y a des forces à l’intérieur du système qui sont conscientes de ces risques et qui espèrent un sursaut. Je pense notamment à l’institution militaire. Mais cette dernière est paralysée par un légalisme tout à fait compréhensible mais qui demande à être revu et corrigé dans le cadre de ses prérogatives constitutionnelles. C’est pourquoi dans le contexte actuel, seul le mouvement social peut contraindre le pouvoir à envisager un autre mode de gouvernance. A cet égard les mouvements de grève des médecins et des enseignants sont une excellente opportunité pour toutes les forces à l’intérieur comme à l’extérieur du système qui désirent le changement. En effet, au-delà des revendications catégorielles, ces mouvements sociaux nous permettent d’entrevoir l’émergence d’une classe moyenne capable de renégocier un nouveau pacte social plus favorable au travail, au savoir et à l’intelligence qui puisse garantir la réussite de la transition écologique que nous appelons de tous nos vœux.