Mohamed Tahar Bensaada analyse les développements de la crise
Pour le septième vendredi consécutif et quelques jours après la démission du président Bouteflika, le peuple algérien s’est mobilisé à travers l’ensemble du territoire national pour exiger le départ de tous les symboles du régime. Pour décrypter les derniers rebondissements de la crise, nous avons posé à chaud trois questions à Mohamed Tahar Bensaada, de l’Institut Frantz Fanon.
Comment analysez-vous les derniers évènements qui ont abouti à la démission du président Bouteflika ?
La démission du président Bouteflika était une question de temps dès lors que le peuple s’est mobilisé depuis six semaines afin d’exiger le départ du régime. Cette revendication a commencé sous la forme du rejet du cinquième mandat, puis elle a pris une autre tournure dès la troisième semaine par le refus de la prolongation du quatrième mandat. Mais il était clair que le départ du président Bouteflika n’était qu’un symbole pour le mouvement populaire qui visait tout un régime corrompu. Bien entendu, le départ du clan Bouteflika est avant tout le résultat de la révolution populaire. Mais le dénouement de la crise n’aurait pas pris cette tournure si par ailleurs, l’état-major de l’ANP n’avait pas dès le début fait preuve d’une grande compréhension et d’une sympathie indéniable pour le mouvement populaire après un premier moment d’hésitation et de doute tout à fait compréhensible durant la première semaine.
L’attitude de l’état-major n’était pas seulement dictée par le souci de prendre en compte la volonté populaire. Il faut également considérer un autre facteur. L’état-major de l’ANP n’a jamais caché depuis plusieurs années son opposition à la succession familiale projetée par Saïd Bouteflika. L’état-major de l’ANP voyait également d’un mauvais oeil les compromissions de Saïd Bouteflika avec des puissances étrangères dans le but de garder le pouvoir. La révolution populaire a constitué une aubaine pour l’ANP qui a trouvé ainsi l’occasion de se débarrasser d’un clan dont l’intelligence avec l’étranger était devenue un danger pour la souveraineté nationale. A cet égard, nous pouvons parler d’une véritable convergence d’intérêts et de positions entre le peuple et l’ANP.
Comment vous voyez la suite des évènements après la démission du président Bouteflika ?
Le peuple algérien n’est pas dupe. Il savait que le président Bouteflika était l’otage de ses frères et de toute une bande de mafaiteurs qui se sont appropriés en toute illégalité des pouvoirs sans rapport avec leurs prérogatives. A cet égard, la neutralisation de Saïd Bouteflika, qui est actuellement en résidence surveillée, est plus importante que la démission du président Bouteflika, qui n’exerçait plus ses fonctions depuis longtemps. Mais même après la neutralisation de Saïd Bouteflika, le peuple continue de réclamer le départ des personnalités qui se sont compromises avec l’ancien régime. Les manifestants ont réclamé aujourd’hui le départ des « trois B » (Bensalah, Bélaïz, Bedoui). Ces manifestations vont mettre une nouvelle pression sur l’état-major de l’ANP. Dans les prochains jours, ce dernier sera obligé de prendre ses responsabilités comme il l’a fait jusqu’ici. Dans sa dernière livraison, l’organe de l’ANP, El Djeich a réaffirmé que « Aucune voix ne saurait s’élever au-dessus de la voix du peuple« .
L’ANP devrait logiquement se ranger à l’avis du peuple qui refuse que la transition démocratique soit confiée à des personnalités compromises avec l’ancien régime. Jusqu’ici l’état-major a cherché une sortie de crise dans le cadre de la Constitution, sans doute pour assurer les meilleures conditions à la continuité de l’Etat algérien et pour éviter de donner un prétexte commode à l’ingérence étrangère. Mais il y a des moments dans l’histoire des peuples où la légitimité populaire prend le dessus sur la légitimité constitutionnelle. Par ailleurs, la prise en compte de la volonté populaire constitue aujourd’hui la seule voie pour assurer le sauvetage de l’Etat algérien indépendant et souverain, ce qui est une prérogative essentielle de l’ANP au titre de l’article 28 de la Constitution. Si la pression populaire continue comme c’est le cas aujourd’hui, je ne vois comment l’ANP pourra continuer à vouloir faire jouer un rôle aux institutions constitutionnelles frappées de discrédit populaire (Conseil de la nation, APN, Conseil constitutionnel). L’ANP a des cartes entre les mains pour envisager une transition en accord avec la volonté populaire. Une personnalité comme Liamine Zeroual, dont le nom a été scandé par les manifestants dans la capitale et dans plusieurs wilayas, peut constituer un recours acceptable dans le cadre de la transition.
Quels sont les enjeux des prochaines mobilisations populaires à votre avis ?
Le peuple a raison de réclamer la tête des « trois B »‘ comme il avait raison de réclamer auparavant le départ du clan Bouteflika. Mais l’ancien régime ne s’arrête pas à ces trois personnalités qui constituent à leur tour un symbole de quelque chose de plus profond qu’on appelle communément l’ « Etat profond » avec ses ramifications politiques et médiatiques. C’est cet « Etat profond » qui a dirigé de fait l’Algérie depuis des décennies derrière la façade des différents régimes qui se sont succédés. Les manifestants qui crient aujourd’hui « FLN dégage ! » sont soit des grands naïfs soit de dangereux hypocrites. Le FLN a été le paravent derrière lequel se sont cachés des bureaucrates et technocrates qui vomissaient en privé le FLN. Ce sont ces bureaucrates et ces technocrates qui dirigeaient l’Administration centrale, les wilayas, les entreprises publiques, et notamment la Sonatrach, et les banques publiques, le tout avec le soutien de l’appareil de sécurité (de l’ancienne SM au DRS dissous) qui a toujours été contrôlé par ces forces. Parmi les magistrats qui ont manifesté récemment pour la démission de Bouteflika ou pour la dissolution des assemblées, combien ont été nommés par Saïd Bouteflika et le général Toufik ? C’est dire qu’il n’y aura pas de Justice indépendance avec les juges actuels et tant que le processus de désignation des magistrats n’a pas été revu radicalement.
L’Etat profond a hérité son personnel et ses pratiques directement de l’Administration coloniale. Il s’est constitué à partir du personnel qui a été formé dans le cadre du plan de Constantine en instrumentalisant une petite élite francophone formée à la hâte par le colonisateur, qui n’avait pas hésité à lui donner une coloration ethnique en application de la célèbre devise « diviser pour régner ». Mais attention, il ne faut pas réduire la question de l’ « Etat profond » au clivage francophones/arabophones. La classe dirigeante, dont le noyau dur a été constitué par les élites francophones, a réussi à intégrer une partie des élites arabophones comme c’est le cas dans l’appareil judiciaire. Outre le partage des rentes de position qui constitue leur base matérielle commune dans le cadre d’un système bureaucratique et rentier fondé sur l’exclusion du travail et des compétences, les deux segments sociaux ont une caractéristique commune : le mépris du peuple, un syndrome psychologique hérité de la culture coloniale que le peuple ressent très fortement.
La révolution populaire actuelle sera jugée en fonction de sa capacité à affronter le défi gigantesque qui consiste à nettoyer les appareils de l’Etat algérien des élites qui les ont indûment squattés avec le soutien de la France. De nouvelles élites populaires frappent à la porte de l’Etat algérien. Seront-elles capables de s’imposer pacifiquement grâce à la restauration de la souveraineté populaire ? Il est clair que seul un Congrès national élu au suffrage universel saura accoucher d’une nouvelle Constitution qui dessinera les contours d’une véritable démocratie sociale dans le cadre d’une Algérie indépendante et souveraine telle qu’elle a été rêvée par les martyrs de la Révolution du 1er Novembre. Bien entendu, le triomphe de la souveraineté populaire ne signifie pas que tous les problèmes seront réglés comme par miracle. Il suffit de se pencher sur la diversité éclatante du mouvement populaire pour s’apercevoir que le futur Congrès national souverain sera confronté à l’existence d’une minorité qui cherchera à s’opposer à la volonté populaire sous des prétextes divers. Pour tenter de saboter la transition vers une véritable démocratie populaire, les représentants de cette minorité n’hésiteront pas à instrumentaliser la Kabylie et à agiter comme d’habitude le chantage au séparatisme.
L’ANP qui aura à arbitrer cette transition devrait faire preuve d’une grande vigilance pour que la crainte légitime de la division de l’Algérie ne débouche pas sur un nouveau déni de la volonté populaire. La prise en compte de cette dernière exige désormais la refondation de l’Etat national sur la base d’un nouvel équilibre régional en accord avec les réalités démographiques du pays. Les représentants de la majorité qui se dégagera de l’expression du suffrage universel devront faire preuve d’intelligence et de patience. Si une démocratie ne peut ignorer la volonté de la majorité, une démocratie véritable se doit aussi de respecter les droits des minorités. L’Etat de droit auquel aspirent les Algériens assurera normalement les droits de tous les citoyens quelle que soit leur appartenance ethnique ou régionale. Mais l’existence de régions avec leurs spécificités démographiques et culturelles ne devrait pas être ignorée. L’Etat algérien est suffisamment fort pour prendre en compte cette variable sans compromettre l’unité nationale. Une véritable démocratie sociale ne serait viable que si l’Etat algérien se débarrasse de la conception jacobine héritée de la France coloniale et se rapproche des régions pour assurer une meilleure participation des populations au processus de développement durable. Cette option pourrait à la fois répondre aux voeux de la majorité et rassurer les minorités qui aspirent à préserver leur particularisme dans le cadre de l’Etat-nation algérien indépendant et souverain.