Lettre ouverte de Abdelhamid Mehri à Abdelaziz Bouteflika
« La question centrale, qui exige un effort national global et organisé, est celle de la mise en place d’un régime réellement démocratique, capable de résoudre les problèmes du pays et de le préparer à relever les défis de l’avenir. Un régime démocratique qui libère les larges catégories sociales du cercle de l’exclusion et de la marginalisation pour les faire entrer dans une citoyenneté responsable et active ».
Au frère Abdelaziz Bouteflika, président de la République,
Je m’adresse à vous par cette lettre dans un contexte particulièrement délicat et dangereux en étant conscient que seuls les liens de fraternité et les principes qui nous ont rassemblés durant la période de la lutte pour la liberté de notre pays et son indépendance me donnent cet honneur ; c’est aussi ma conviction que ces liens demeurent le dénominateur sur lequel peuvent se rencontrer les bonnes volontés au service de notre pays et du bonheur de notre peuple. J’ai privilégié cette voie ouverte pour m’adresser à vous car vous occupez une position principale et prioritaire.
Néanmoins, vous n’êtes par le seul concerné par le contenu de la lettre ni la seule partie appelée à traiter des questions qu’elle soulève. J’ai tenu, dans cette lettre, à faire preuve de la franchise qui prévalait dans les délibérations des instances dirigeantes de la Révolution algérienne et qui était, même si elle dépassait parfois les limites du raisonnable, certainement préférable au silence complice ou à l’assentiment dénué de conviction.
Monsieur le Président,
Vous êtes aujourd’hui au sommet d’un régime politique dont la mise en place n’est pas de votre seule responsabilité. C’est un régime à l’édification duquel a participé quiconque a assumé une part de responsabilité publique depuis l’indépendance, que ce soit par son opinion, son travail ou son silence. Mais aujourd’hui, de par votre position, vous assumez, et avec vous tous ceux qui participent à la prise de décision, une grande responsabilité dans la prolongation de la vie de ce régime qui, depuis des années, est bien plus marqué par ses aspects négatifs que positifs. Il est devenu, en outre, inapte à résoudre les épineux problèmes de notre pays qui sont multiples et complexes, et encore moins à le préparer efficacement aux défis de l’avenir qui sont encore plus ardus et plus graves.
Le système de gouvernement installé à l’indépendance s’est fondé, à mon avis, sur une analyse erronée des exigences de la phase de la construction de l’Etat national. Certains dirigeants de la Révolution avaient opté, dans le contexte de la crise que le pays a connue en 1962, pour une conception politique d’exclusion pour faire face à la phase de la construction plutôt qu’une stratégie de rassemblement énoncée par la déclaration du 1er Novembre 1954. Pourtant, cette stratégie avait prévalu, en dépit des divergences et des difficultés, dans la conduite des affaires, de la Révolution jusqu’à l’indépendance.
L’exclusion est devenue, à la suite de ce choix, le trait dominant de la gestion politique et de la manière de traiter les divergences d’opinion. Les cercles et groupes politiques qui étaient choisis au début du mois étaient susceptibles d’exclusion et de marginalisation à la fin du même mois. Ces pratiques, qui ont contaminé même certains partis de l’opposition, ont eu pour effet de pousser des milliers de militants à renoncer à l’action politique, de réduire la base sociale du régime et de réduire le cercle de décision à son sommet.
Outre le fait qu’il est fondé sur l’exclusion, le régime a hérité de méthodes et de pratiques secrétées par les conditions difficiles de la lutte de la Libération et les a adoptées dans la conduite des affaires publiques après l’indépendance. Il s’est nourri également d’emprunts et d’adaptations qui n’ont pas été façonnées par le libre débat ni affinées, durant leurs évolutions, par une évaluation objective qui a été le grand absent dans l’expérience du pouvoir en Algérie. Plutôt qu’une évaluation critique objective du régime politique, on a préféré les campagnes de glorification et de dénonciation taillées sur mesure pour des personnes et par l’attribution de couleurs à des décennies, de sorte à masquer la nature du régime, ses pratiques et sa vraie couleur qui ne change pas malgré le changement d’hommes.
Les voix qui revendiquent le changement de ce régime, qui sont soucieuses qu’il advienne dans un climat de paix et de libre débat, sont nombreuses. Les signes qui alertent sur le caractère impératif d’un tel changement sont visibles depuis des années. Ils se sont encore accumulés ces derniers mois d’une manière telle qu’il est impossible de les ignorer ou de reporter la réponse.
Les évènements qui surviennent continuellement chez nous et qui adviennent autour de nous depuis des mois évoquent ceux que le pays a vécus en Octobre 1988 et des faits graves qui en ont découlé, de crise et de drames dont le peuple continue encore à avaler certaines des plus amères potions. Les choses se sont aggravées, chez nous, par le fait que le discours officiel, à des niveaux responsables, fait une lecture erronée – sciemment ou non – des réalités. Il en minimise l’importance et en nie les grandes significations politiques au prétexte que les manifestants, chez nous, n’ont formulé aucune revendication politique. L’aspect le plus incongru de cette lecture et de cette analyse est qu’il renvoie à l’image d’un médecin qui attendrait de ses malades la prescription d’un remède ! Cette lecture erronée de la part de plusieurs parties – avec des intentions sournoises de la part de certaines autres parties – a empêché, fort regrettablement, que les véritables enseignements soient tirés des évènements d’Octobre 1988. Elles ont permis aux adversaires du changement, à cette époque, d’œuvrer méthodiquement au blocage des voies menant à la solution juste qui consiste à assurer le passage vers un système politique réellement démocratique.
Cela a fait perdre au pays, à mon avis, une opportunité précieuse de renouveler et de consolider sa marche vers le progrès et le développement. Cette interprétation erronée s’étend également aux évènements qui se déroulent dans des pays proches, comme la Tunisie et l’Egypte.
Cette lecture insiste sur les différences afin de rejeter les enseignements qui en découlent. Pourtant, ce qui est commun à l’Algérie et à ces pays ne se limite pas à la vague tragique de recours au suicide par le feu, il est encore plus profond et plus grave. Ce qui est commun est la nature même des régimes ! Les systèmes de pouvoir en Egypte, en Tunisie et en Algérie se prévalent tous d’une façade démocratique clinquante et empêchent, en pratique et par de multiples moyens, de très larges catégories de citoyens de participer effectivement à la gestion des affaires du pays. Cette marginalisation et cette exclusion nourrissent en permanence le ressentiment et la colère. Elles alimentent la conviction que tout ce qui est lié au régime ou émane de lui leur est étranger ou hostile. Quand s’ajoute à ce terreau de la colère le poids des difficultés économiques, qu’elles soient durables ou conjoncturelles, les conditions de l’explosion sont réunies. A ces facteurs communs s’ajoute le fait que la majorité des Algériens considère que le régime politique, chez nous, n’est pas fidèle aux principes de la Révolution algérienne et à ses orientations et ne répond pas à la soif d’intégrité, de liberté, de démocratie et de justice sociale pour laquelle le peuple algérien a sacrifié des centaines de milliers de ses enfants.
De ce qui précède, il apparaît que la question centrale, qui exige un effort national global et organisé, est celle de la mise en place d’un régime réellement démocratique, capable de résoudre les problèmes du pays et de le préparer à relever les défis de l’avenir. Un régime démocratique qui libère les larges catégories sociales du cercle de l’exclusion et de la marginalisation pour les faire entrer dans une citoyenneté responsable et active. Il en découle également que le changement ne viendra pas d’une décision du sommet, isolée du mouvement de la société et de ses interactions. Il est, au contraire, nécessaire de faire mûrir le processus de changement et de le consolider par les initiatives multiples provenant, en toute liberté, des différentes catégories de la société.
Le peuple algérien – qui a pris en charge, de manière consciente et loyale, la révolution quand elle a été jetée dans ses bras et en a assumé la responsabilité avec abnégation et patience – est apte, du fait de sa profonde expérience, à prendre en charge l’exigence du changement démocratique pacifique du régime et à l’accompagner vers les rivages de la stabilité et de la sécurité.
Ce changement souhaité nécessite, selon moi, de commencer simultanément par les actions suivantes:
Un – Accélérer la suppression et la levée des obstacles et des entraves qui inhibent la liberté d’expression ou la restreignent. Réunir les conditions nécessaires permettant aux organisations et aux initiatives sociales des jeunes de la nation, ses étudiants, ses cadres et ses élites des différents secteurs et disciplines, d’exercer leur droit naturel et constitutionnel à exprimer, par tous les voies et moyens légaux, leurs critiques, leurs aspirations, leurs opinions et leurs propositions.
Deux – Appeler à la multiplication des initiatives populaires émanant de la société et soutenant la demande de changement pacifique autour des axes et des modalités suivants :
-1 – Des séminaires de dialogue rassemblant, à différents niveaux et dans la diversité des courants intellectuels et politiques, des citoyens engagés qui rejettent la violence et l’exclusion politique et qui œuvrent à identifier les similarités et les préoccupations communes permettant la jonction des volontés et des efforts pour la réussite du changement pacifique souhaité.
-2 – Des groupes d’évaluation regroupant, à des niveaux différents, les représentants de divers courants intellectuels et politiques, des spécialistes intéressés par un secteur spécifique de l’activité nationale. Ils auront la charge de procéder à une évaluation objective de ce qui a été accompli depuis l’indépendance, d’en identifier les forces et les faiblesses et de tracer des perspectives pour son développement.
-3 – Des amicales de solidarité contre la corruption, qui auront pour mission d’édifier un barrage contre la généralisation de la corruption en sensibilisant les larges catégories sociales susceptibles d’être les victimes des corrompus. Il s’agit de les amener à une position ferme contre la corruption en adoptant le slogan «nous ne payerons rien en dehors de ce que prévoit la loi». Cette mobilisation sociale interviendra en appui à des mesures administratives et légales contre la corruption.
Les centaines d’initiatives qui peuvent éclore de cet appel et se multiplier, sans être dictées par le haut, seront comme des bougies qui éclairent la voie du véritable changement pacifique et traduisent les orientations du peuple et ses aspirations.
Trois – Etablir des ponts pour le dialogue et la concertation les plus larges avec les forces politiques pour préparer un congrès national général qui aura pour mission :
-1 – D’établir l’évaluation critique et globale du système de gouvernance et de ses pratiques durant ses différentes étapes, depuis l’indépendance, et déterminer les tâches, les moyens et les étapes pour jeter les bases d’un système démocratique et de l’Etat de droit.
-2 – Prendre les mesures nécessaires pour sortir le pays, définitivement, de la spirale de violence qu’il connaît depuis vingt ans. La crise, dont les effets continuent à marquer la scène politique, est la somme d’erreurs commises aussi bien par des mouvements islamiques que par les autorités de l’Etat dans leur traitement. Il est impossible de résoudre la crise en traitant la moitié de celle-ci et en occultant l’autre moitié.
-3 – Etablir une plateforme nationale sur les perspectives du développement global et sur la préparation du pays à faire face aux évolutions imposées par les changements mondiaux.
4 – Etablir une plateforme nationale sur les fondements de la politique étrangère nationale et ses lignes générales et, en premier lieu, -identifier les mesures permettant la réalisation de l’union entre les pays du Maghreb.
Frère Président,
L’Algérie doit célébrer bientôt le cinquantième anniversaire de son indépendance. Le temps qui nous sépare de cette grandiose occasion est suffisant, selon moi, pour parvenir à un accord entre Algériens pour le changement pacifique souhaité. Le meilleur des présents à faire à nos glorieux martyrs est que l’on célèbre l’anniversaire de l’indépendance avec un peuple algérien fier de son passé et rassuré sur son avenir.
Avec ma considération et mes salutations fraternelles.
Lettre Publiée le 17 février 2011