Blâmer Peugeot ou blâmer le gouvernement algérien ? Par Mohamed Tahar Bensaada
La signature d’un accord entre le gouvernement marocain et le groupe Peugeot-Citroën en vue de l’implantation d’une usine automobile à Kenitra est venue relancer les discussions et polémiques sur plusieurs questions sensibles dont certaines se rapportent au système économique algérien et d’autres aux rapports franco-algériens. Certains médias nationaux connus pour leur propension à faire dans le sensationnel n’ont pas raté cette occasion pour reprendre leur litanie habituelle suivant laquelle la France profite de sa position commerciale privilégiée sur le marché algérien pour aller ensuite investir ses dividendes au Maroc. Profitant du fait que durant sa conférence de presse lors de sa dernière visite à Alger, le président français a évoqué un projet industriel du groupe Peugeot en Algérie, le quotidien arabophone Echorouk a présenté le projet Peugeot au Maroc comme une tentative de saper le projet que ce groupe s’apprête à lancer en Algérie alors que les discussions entre le gouvernement marocain et le groupe Peugeot-Citroën durent depuis 2013 !
Certes, les apparences donnent parfois raison à ce genre de discours faussement nationaliste. Mais dans la réalité, les choses se présentent autrement. Tout d’abord, il faut savoir que le gouvernement français peut jouer un rôle de facilitateur et influencer les choix des grandes entreprises françaises au moyen des aides financières et fiscales accordées mais il ne peut en aucun cas les obliger à investir ici ou là. Les grands groupes français à l’instar de toutes les entreprises capitalistes dans le monde n’obéissent qu’à leurs intérêts et là où ils trouvent des conditions favorables à leurs activités rentables, ils y vont sans aucun état d’âme, sinon comment expliquer la propension des multinationales américaines et européennes à investir en masse en Chine ? Pour dire les choses simplement, il n’y a pas besoin de mobiliser d’autres variables explicatives que les avantages comparatifs pour expliquer les projets industriels des groupes Renault et Peugeot-Citroën au Maroc. Et au lieu de les culpabiliser, nous devons avant tout féliciter nos voisins marocains avec lesquels nous partageons beaucoup de choses même si les deux gouvernements ont de sérieux différends diplomatiques et sécuritaires qui demandent à être surmontés dans le respect du droit international. Ces voisins n’ont pas les atouts énergétiques que nous avons et c’est tant mieux s’ils arrivent à délocaliser quelques activités industrielles sur leur sol pour créer la richesse et l’emploi chez eux. En ce mois de ramadan qui devrait avant tout symboliser la solidarité, nous ne pouvons souhaiter que du bien à nos voisins.
S’il faut blâmer quelqu’un pour le fait que les groupes Renault et Peugeot aient choisi la destination Maroc plutôt que l’Algérie c’est bien notre gouvernement ou ce qu’il y a lieu d’appeler ainsi l’équipe actuellement aux commandes sous la conduite de Sellal et dont la plupart des membres doivent leur nomination à des critères obscurs de clientélisme et d’équilibre régional plutôt qu’à des compétences avérées. Et quand l’incompétence se marie avec l’arrogance confortée par la rente, il n’est pas étonnant qu’on assiste au triomphe d’approches économiques faussement « nationalistes » et faussement « protectionnistes » qui, ajoutées aux lourdeurs bureaucratiques et à l’insécurité juridique, finissent par rebuter les investisseurs étrangers. Nos voisins marocains n’ont pas la rente et sont donc obligés de mobiliser tous leurs atouts pour attirer les investisseurs étrangers et jusque-là il faut reconnaître, ils sont en train de bien réussir là où nous continuons à ramer malgré nos milliards de dollars investis, parfois en pure perte.
Mais il ne sert à rien de se lamenter. Les groupes Renault et Peugeot ont choisi d’implanter leurs usines géantes destinées à l’exportation dans toute la zone Afrique-Moyen Orient au Maroc et aucune lamentation ne changera quelque chose à la donne. Mais il n’est jamais trop tard si on veut se rattraper et se lancer dans un processus d’industrialisation capable de nous sortir de l’économie rentière. En effet, à défaut d’être proactif, un gouvernement compétent devrait au moins être capable de réactivité. Le monde des affaires est un monde implacable qui n’obéit pas aux sentiments mais à la rude loi de la concurrence. Les cartes Renault et Peugeot –au moins dans le segment des entrées de gamme- échappent désormais à l’économie algérienne. En effet, les projets de Renault et de Peugeot-Citroën au Maroc assurent à ce pays une bonne position en tant que futur exportateur de voitures françaises d’entrée de gamme dans la zone Afrique-Moyen Orient. S’il s’entête à traiter avec la France pour des raisons à la fois économiques et politiques, il reste au gouvernement algérien une autre option : se préparer à occuper le segment de gammes supérieures (comme la Renault Symbol) pour être en position à partir de 2020 de faire des échanges croisés avec le voisin marocain, dans la perspective d’une ouverture du marché maghrébin que le bon sens économique imposera tôt ou tard et pour occuper les positions à l’export en Afrique et Moyen Orient de ce segment dont la capacité d’export sera sans doute moindre en volume mais plus appréciable en valeur. Nous pouvons même rêver d’une complémentarité algéro-marocaine -avec l’appui des deux groupes français- pour aller conquérir ensemble des marchés africains et arabes à condition que les deux pays se spécialisent dans des gammes différentes.
Tout en négociant avec les groupes Renault et Peugeot la possibilité d’un développement graduel des capacités de production en vue de dégager un surplus pour l’exportation après 2020 quitte à mettre la main dans la poche pour financer les coûts de formation de la main d’œuvre qualifiée et le soutien des PME spécialisées dans la sous-traitance mécanique, le gouvernement algérien devrait lancer un signal à ses partenaires français en encourageant l’installation d’autres partenaires européens, américains et asiatiques en Algérie. Assurer une position quasi-monopolistique aux groupes français sur le marché algérien n’est ni sain ni productif pour aucune des parties. Par ailleurs, si les facteurs politiques et stratégiques devraient continuer à peser de tout leur poids dans le partenariat économique entre les deux pays, la surpolitisation des dossiers économiques ne servira pas nécessairement les intérêts économiques bien compris des deux partenaires. L’Algérie a les ressources pour espérer arracher une insertion dans la division régionale et internationale du travail à la hauteur de son statut géopolitique régional et des aspirations légitimes de son peuple pour peu qu’elle se décide à faire confiance aux compétences qu’elle recèle aussi bien dans le pays que dans la diaspora algérienne à l’étranger.
Le 20 juin 2015
* Mohamed Tahar Bensaada dirige l’Institut Frantz Fanon, un centre d’études politiques et stratégiques indépendant situé à Bruxelles.
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