La crise pétrolière : Une opportunité pour l’Algérie ? Par Mohamed Tahar Bensaada
Entre le pessimisme des experts qui se penchent sur la vulnérabilité de l’économie algérienne face à la chute dramatique des cours pétroliers et l’alarmisme des Cassandre de l’opposition et des médias algérois qui sont toujours prêts à parier sur le pire, que faut-il penser ? La première chose à faire devant une crise aussi grave est de garder la tête froide et de s’en tenir aux faits avant de chercher à savoir ce qu’il faut faire. Les faits d’abord. L’Algérie a perdu plus de la moitié de ses recettes pétrolières en 2015 mais le pays n’est pas pour autant au bord de la faillite. Le gouvernement a entre les mains quelques atouts financiers qui lui permettent de tenir si les cours pétroliers actuels devaient perdurer dans la mesure où les réserves de change lui permettent d’assurer pendant au moins deux à trois années la couverture des importations nécessaires à la poursuite des programmes de développement.
Cependant, le bon sens nous dicte de penser à un horizon plus lointain. Que faire si les cours pétroliers devaient rester durablement bas comme le pronostiquent certains organismes internationaux comme le FMI et l’AIE ? Si le gouvernement algérien peut se permettre aujourd’hui une certaine marge de manoeuvre, c’est notamment grâce au choix judicieux effectués dans la période d’aisance financière relative : le paiement de la dette extérieure et l’alimentation continuelle des réserves de change. Il faut rappeler ce fait dans la mesure où parmi les voix qui critiquent aujourd’hui le pouvoir, il y en a qui n’hésitaient pas hier à critiquer la propension de ce même pouvoir à « thésauriser » au lieu d’ouvrir entièrement le robinet du crédit à leurs cousins et alliés de l’import-import…S’il est honnête de rappeler les choix judicieux faits par le gouvernement algérien dans la période précédente, force est de reconnaître son incapacité à profiter de l’aisance financière relative de la dernière décennie pour introduire des réformes de structures courageuses en vue de sortir graduellement du système rentier. Il n’est pas dans notre propos de revenir aux causes sociales et politiques qui ont empêché le gouvernement de se lancer dans une telle politique de réformes. Laissons provisoirement de côté le passé et concentrons-nous sur le présent et l’avenir. Tout laisse à penser que le gouvernement a enfin compris qu’il est impossible de sauver le modèle actuel d’importation et de consommation avec un baril à 30 ou même 60 dollars.
Il aura fallu la crise pétrolière pour que le gouvernement prenne au sérieux les menaces que fait peser l’économie rentière sur la stabilité et l’indépendance du pays. Le fait que cette crise semble s’installer dans la durée a fini par pousser le gouvernement à prendre des mesures draconiennes pour diminuer la facture d’importations et le gaspillage constaté dans la consommation d’eau et d’énergie. Le gouvernement semble également se diriger plus sérieusement que par le passé vers l’encouragement de l’investissement productif dans le cadre de la mise en place d’un tissu industriel de substitution à l’importation en partenariat avec des groupes étrangers comme l’illustrent les projets de joint-venture qui se multiplient ces derniers mois dans plusieurs secteurs.
Le nihilisme dans lequel se complaisent les partis d’opposition et les médias algérois ne doit pas nous pousser à négliger le nouveau cours pris par le gouvernement. Si l’opposition et les médias ont le droit et le devoir de critiquer comme c’est leur rôle naturel, il ne faut pas oublier qu’il est aussi de leur rôle d’avancer des propositions concrètes pour aider le pays à surmonter la crise qu’il traverse. A côté des critiques constructives qui permettent d’avancer, il faut aussi rappeler et soutenir toute initiative positive qui va dans le sens de la rupture avec le système bureaucratique et rentier. Chaque usine édifiée par un opérateur public ou privé, seul ou en partenariat avec un groupe étranger, qui pourrait contribuer ainsi à diminuer la facture d’importation, à former une main-d’oeuvre qualifiée, à créer de la valeur et de l’emploi et à élargir l’assiette de la fiscalité ordinaire de l’Etat, est une petite victoire enregistrée contre les barons de l’économie rentière. Certains partis, syndicats et associations ont cru trouver dans certaines dispositions discutables de la loi des finances 2016 un motif suffisant pour s’adonner à une agitation d’autant plus médiatisée qu’elle se révèle par ailleurs stérile en termes de propositions. Les mêmes forces qui accusaient auparavant le pouvoir de faire dans les dépenses sociales à caractère populiste pour acheter la paix sociale se retournent contre ce même pouvoir quand il décide de rationaliser les dépenses publiques sans toucher par ailleurs au système de protection sociale. Au lieu de concentrer leurs attaques contre les groupements compradores qui ont pris en otage l’Etat pour saboter toute initiative allant dans le sens contraire à leurs intérêts, les partis, syndicats autonomes et associations qui s’opposent systématiquement à ce qu’ils appellent « le pouvoir » ne font que contribuer à l’affaiblissement de la puissance publique, faisant ainsi le jeu des forces qui ont objectivement intérêt à un Etat faible pour continuer à s’adonner à leurs petits trafics sordides.
En effet, si le gouvernement a tardé à prendre le chemin de la rupture avec le système bureaucratique et rentier c’est qu’il y a avait des raisons solides et parmi ces raisons, il y a le fait incontestable que les barons de la rente ont depuis longtemps noyauté les appareils législatif, administratif, sécuritaire et judiciaire de l’Etat. Ces raisons n’ont malheureusement pas disparu. Malgré la crise et ses conséquences sur les équilibres macroéconomiques et la stabilité du pays, les groupements d’intérêts, qui ont amassé des fortunes gigantesques à l’ombre de l’économie rentière, qui ont réussi à noyauter les appareils d’Etat et à acheter la plupart des médias algérois, ne sont pas prêts de perdre leurs privilèges. Ces forces n’hésitent pas à instrumentaliser les inquiétudes légitimes des catégories populaires qui craignent que la suppression des subventions des coûts de l’électricité, du gaz et des carburants ne soit le prélude à la suppression des subventions des prix des produits de première nécessité. Le gouvernement a beau insister sur le fait que la politique de protection sociale ne sera pas remise en question, la propagande malintentionnée des tenants de la rente relayée quotidiennement par des médias à la solde de la bourgeoisie compradore contribue à semer le doute dans les esprits. Des syndicats autonomes et des associations de la société civile, qui font dans la surenchère populiste, tombent parfois involontairement dans le jeu des forces réactionnaires.
Il faut savoir aujourd’hui que la poursuite de la politique rentière, outre qu’elle est devenue un danger pour l’indépendance nationale, est tout simplement irréaliste. Si les cours pétroliers devaient rester durablement bas et si l’économie algérienne échoue son opération de diversification, l’Etat risque d’être dans l’incapacité de payer les traitements de ses fonctionnaires à l’horizon 2020. Si nous ne voulons pas nous retrouver devant pareille catastrophe, il est temps de comprendre que les initiatives actuelles de rationalisation budgétaire et d’investissement productif qui s’inscrivent dans une perspective de sortie graduelle de l’économie rentière sont autant d’opérations à mettre sur le compte d’une guerre qui ne dit pas son nom contre une coalition d’intérêts qui risque de conduire l’Algérie à l’implosion si on ne décide pas dès aujourd’hui de la défaire. Mais comment défaire une coalition qui a ses hommes au sein des appareils de l’Etat et dans la plupart des médias algérois en sachant qu’en face d’elle, aussi bien à l’intérieur du pouvoir qu’à l’extérieur, il y a très peu d’hommes compétents, intègres et patriotes capables de sacrifier leur petite carrière et leurs petits privilèges pour cette Algérie qu’ils ne cessent de chanter hypocritement ?
Une fois de plus, essayons de partir de la réalité des faits. Même si elles cherchent à se cacher derrière les revendications légitimes de la défense des acquis sociaux et du pouvoir d’achat des catégories populaires, les résistances au changement des défenseurs du système rentier ont moins de chance de passer aujourd’hui dans la mesure où le pouvoir se retrouve face à un véritable dilemme. D’un côté, la crise pétrolière ne permet pas de poursuivre la politique rentière. D’un autre côté, les Algériens résistent aux sirènes de la libéralisation sauvage et s’accrochent avec juste raison à leurs acquis sociaux. Pris entre deux feux, le pouvoir ne peut ni continuer dans son ancienne politique ni se permettre l’aventurisme d’une politique antisociale. Quelle que soit sa perméabilité à l’influence des groupements d’intérêts compradores, sa peur d’une explosion sociale reste plus grande. Il est, par conséquent, obligé d’aller vers une diversification économique productive qui puisse dégager assez de valeur pour sauver en même temps l’équilibre budgétaire, les intérêts d’une partie de sa base sociale et le système de protection sociale. Pour cela, il sera obligé plus que par le passé de réhabiliter les compétences nationales qu’il a auparavant ignorées et marginalisées.
Contrairement à ce que veulent faire croire les politiciens aigris et autres oiseaux de mauvaise augure comme le sieur Ahmed Benbitour qui répète à qui veut l’entendre que l’Algérie aura du mal à trouver des partenaires qui lui font crédit, la sortie de l’économie rentière et l’entrée dans l’économie productive, dans le cas de l’Algérie, n’est pas une question essentiellement financière mais une question de volonté politique et de rapports de forces sociaux. Même sans ses réserves de change, l’Algérie reste un pays solvable de par la richesse de son sous-sol. Au demeurant, la question de savoir si l’Algérie ne ferait pas mieux de ménager ses réserves de change pour limiter les tendances inflationnistes et se tourner plutôt vers les surplus financiers de la Chine est une question qui mérite d’être débattue loin des considérations idéologiques obsolètes.
Les forces de progrès qui savent qu’il n’y a pas de système de protection sociale possible sans souveraineté nationale et sans prospérité économique ont une carte précieuse à jouer dans leur lutte contre les groupements d’intérêts compradores liés aux cercles néocoloniaux. Les agents de ces groupements infiltrés au sein des appareils de l’Etat auront de plus en plus de mal à justifier leurs hésitations et leurs tergiversations lorsqu’il s’agit d’encourager la réalisation de projets économiques productifs novateurs portés par les compétences nationales en partenariat ou non avec des groupes étrangers. La lutte simultanée sur les deux fronts (économie productive et protection sociale) se doit d’être menée aussi bien de l’intérieur de l’Etat en vue de le pousser les décideurs à prendre les bonnes décisions et à s’y conformer qu’au sein de la société civile par la mobilisation syndicale et associative en vue d’appuyer les projets créateurs d’emplois et défendre les acquis sociaux bien compris. C’est seulement dans ces conditions que la crise pétrolière, au lieu d’être une source d’angoisse et d’instabilité, peut devenir une réelle opportunité pour l’Algérie en vue de rompre définitivement avec le système bureaucratique et rentier sans sacrifier le système de protection sociale qui constitue un des garants les plus sûrs de la cohésion nationale.
Le 7 février 2016
* Mohamed Tahar Bensaada dirige l’Institut Frantz Fanon, un centre d’études politiques et stratégiques indépendant basé à Bruxelles.