Contribution : L’Algérie au lendemain de la disparition de Gaïd Salah

Par Mohamed Tahar Bensaada

La disparition subite du chef d’état-major de l’armée algérienne, le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah, a été reçue comme un coup de tonnerre au sein de l’armée et de la société algériennes tant ce personnage, adulé par les uns, contesté par les autres, aura été la principale figure d’une crise politique sans précédent qui dure maintenant depuis une dizaine de mois et qui tient en haleine aussi bien les Algériens que les puissances étrangères qui s’inquiètent des retombées éventuelles sur la sécurité régionale dont l’Algérie continue d’être le pivot. La mort d’un responsable militaire âgé de 80 ans et éprouvé par plusieurs années d’efforts sur plusieurs fronts (professionnalisation et modernisation de l’armée, neutralisation de la capacité de nuisance des chefs de l’ex-DRS) n’aurait sans doute pas un tel impact médiatique si elle n’était pas au centre d’un enjeu politique autrement plus décisif pour la refondation démocratique de l’Etat algérien, à savoir les rapports entre l’institution militaire, véritable centre du pouvoir réel en Algérie, et les autres institutions de l’Etat, à commencer par l’institution présidentielle.

La question des rapports entre « pouvoir civil » et « pouvoir militaire » n’est pas neuve en Algérie. Depuis la plate-forme du Congrès de la Soummam (1956) jusqu’aux mots d’ordre scandés par les manifestants du Hirak, cette revendication n’en cache pas moins des velléités politiques diverses voire contradictoires. Au lendemain de l’annonce par l’ancien président Liamine Zeroual de sa volonté d’organiser des élections présidentielles anticipées, à la fin de l’année 1998, l’Algérie avait reçu la mission d’un panel onusien dans l’espoir de rompre son isolement diplomatique de l’époque. Cette dernière mission s’est terminée sous la forme d’un audit politico-institutionnel qui demandait de « clarifier les rapports entre le gouvernement civil et l’armée […] afin de parvenir à une situation où le gouvernement élu par le peuple sera l’autorité incontestée du pays ».

Contraintes stratégiques incontournables

Commentant cet audit qui reflétait déjà à l’époque la volonté de certaines puissances étrangères, dont la France, d’influencer la reconfiguration de l’architecture de l’Etat algérien dans un sens plus favorable à l’hégémonie française, nous écrivions, il y a vingt ans : « Le schéma politico-institutionnel suggéré, qui devrait permettre à l’armée de garder sa haute main sur son domaine spécifique (défense et sécurité) en contrepartie d’une plus grande autonomisation du champ politique civil, pourrait certes, répondre à certains impératifs internes et externes. Mais un tel schéma, en raison même de la grande diversité des scénarios de sa mise en œuvre, ne peut faire l’économie d’un débat sur les questions stratégiques qui constituent précisément sa raison d’être. Pareil schéma politico-institutionnel sera complétement à côté de l’objectif recherché, à savoir un meilleur équilibre des pouvoirs tenant compte des exigences de changement démocratique et des impératifs de sécurité nationale, s’il est mal interprété. Si l’armée devait s’occuper exclusivement des questions de défense et de sécurité en dehors du contrôle des institutions dépositaires de la souveraineté nationale, comment garantir que l’exercice de cette fonction éminemment stratégique continuera à se faire dans la légalité ? D’un autre côté, penser que l’armée n’a plus à se prononcer sur des choix fondamentaux « civils », mais qui peuvent avoir directement ou indirectement des implications hautement sécuritaires, ne serait-il pas sacrifier à une doctrine rendue désormais obsolète par les dernières mutations techno-stratégiques qui bouleversent complètement les anciennes définitions de la sécurité nationale et internationale ? Ces données devraient suffire à faire la part des choses entre une saine recherche d’un nouvel équilibre entre les pouvoirs obéissant à l’intérêt national et un infantilisme politique qui sacrifie à la mode médiatique et à des manipulations étrangères fort intéressées » (La Tribune, 04 janvier 1999).

Le fait qu’un chef peu charismatique au départ, comme feu Ahmed Gaïd Salah, qui a été nommé en 2004 par le président Bouteflika en remplacement du général Mohamed Lamari, pour faire contre-poids au lobby très puissant à l’époque des généraux dits « éradicateurs », dont la plupart faisaient partie du clan des DAF (déserteurs de l’armée française), ait réussi à s’imposer comme l’homme qui va quelques années plus tard réussir à neutraliser le puissant clan des chefs de l’ex-DRS et à réaffirmer la toute-puissance de l’armée face aux deux pouvoirs réels qui ont dirigé l’Algérie depuis 1999 (l’institution présidentielle et le DRS), prouve a-contrario, que la question des rapports entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire en Algérie est beaucoup plus complexe que les échafaudages intellectuels simplistes auxquels sacrifient la plupart des analystes qui se penchent sur cette problématique.

Les rapports entre l’institution militaire et les autres institutions politiques civiles (dont l’institution présidentielle) relèvent de contraintes structurelles incontournables qui plongent leurs racines aussi bien dans l’histoire et la sociologie de l’Algérie contemporaine que dans des facteurs d’ordre stratégique qui influencent l’architecture des pouvoirs au sein d’un Etat obligé de jouer sa survie dans un contexte marqué par la montée de menaces géostratégiques régionales auxquelles il ne peut faire face qu’en mobilisant et en centralisant l’essentiel des ressources du pays, non sans dérives autoritaires regrettables. C’est pourquoi la disparition d’Ahmed Gaïd Salah, ne changera pas essentiellement la donne militaire et politique en Algérie.

L’héritage militaire de Gaïd Salah

Le nouveau patron de l’armée algérienne, le général-major Saïd Chengriha, n’aura pas d’autre choix que de continuer l’œuvre de son prédécesseur tant les options de ce dernier auront été des plus judicieuses, grâce notamment à son écoute active de jeunes généraux compétents qui sont passés par de prestigieuses académies militaires étrangères russes, européennes et américaines. A son arrivée à la tête de l’armée algérienne en 2004, cette dernière était pratiquement devenue une « armée » spécialisée dans la lutte contre la guérilla islamiste avec toutes les dérives sanglantes qu’a connues la décennie noire. Gaïd Salah a donc ouvert le chantier de la modernisation et de la professionnalisation de l’armée algérienne, qui s’avère être en Algérie, un chantier aussi bien militaire que politique puisqu’il s’agissait de restructurer l’armée algérienne pour mieux la préparer à tous types de menaces (la guerre d’invasion de l’Irak en 2003 a constitué à cet égard un sérieux avertissement) et l’éloigner progressivement de la confrontation avec la société grâce à la loi sur la « réconciliation nationale » qui est restée au travers de la gorge des « éradicateurs » de l’armée, des « laïco-assimilationnistes » de la classe politique et de la soi-disant « société civile ».

Grosso modo, le tournant militaire aura été marqué par le fameux méga-contrat de 7 milliards de dollars avec la Russie signé en 2007 dans le sillage de la signature d’un traité de partenariat stratégique entre les deux pays. Outre le renouvellement de ses avions de combat avec la commande des premiers Sukhoi 30 MKA et de ses chars de combat avec l’arrivée des T90, l’armée algérienne va surtout connaître une mutation stratégique considérable avec un recentrage évident sur la défense aérienne du territoire (DAT) autour des systèmes S300 PMU2 mais aussi des systèmes Pantsyr S1 qui servent aussi bien à accompagner les S300 qu’à protéger les unités terrestres contre les menaces aériennes. Une telle réorientation de l’armée algérienne sous le commandement de généraux aussi respectés que le général-major Amar Amrani, un ancien cadet de la révolution qui a fait toute sa carrière dans la DCA (défense anti-aérienne) suppose bien entendu une maîtrise technologique dont seule une nouvelle génération d’officiers supérieurs, dont de nombreux polytechniciens, est capable. La guerre d’agression contre la Libye voisine dans le sillage du « printemps arabe » de 2011 aura été plus traumatisante que la guerre contre l’Irak étant donné la proximité géographique de la Libye. Ce fut un nouveau tournant qui va confirmer et consolider la réorientation stratégique de l’armée algérienne autour de ses nouvelles missions dictées par les menaces auxquelles l’Algérie est appelée à faire face dans la nouvelle conjoncture géostratégique régionale.

La sanctuarisation du territoire algérien et plus particulièrement de l’espace aérien grâce à un système de protection électronique multicouches de provenance russe et chinoise n’a pas détourné l’armée algérienne de ses autres choix stratégiques. Conscient que l’Algérie pourrait être l’objet de menaces de type asymétrique par la manipulation et l’instrumentalisation de mouvement subversifs et/ou terroristes avec des couvertures politiques diverses, comme ce fut le cas de l’attaque de Tinguentourine en janvier 20013, l’armée algérienne a continué à développer ses capacités d’intervention rapide et sa puissance de feu de manière à les adapter à ce type de menaces. C’est dans ce cadre que l’armée algérienne est entrée dans la cour des grands en développant ses propres drones de surveillance et de combat en sus des drones chinois qu’elle a acquis auparavant. Sans nul doute, le nouveau patron de l’armée algérienne, le général-major, Saïd Chengriha, continuera sur cette lancée.
Des observateurs s’attendent même à un approfondissement des orientations suivies jusqu’ici par le défunt Gaïd Salah. Le général-major Chengriha est réputé pour avoir parcouru tous les échelons de commandement au sein des Forces terrestres. Avant d’être nommé commandant de la 3eme Région militaire (Béchar-Tindouf) et commandant des Forces terrestres, il a commandé la célèbre 8eme Division blindée stationnée à Sidi Bel Abbès, cette division qui n’est rien d’autre que l’héritière de la 8eme Brigade blindée dont l’histoire retiendra la glorieuse participation à la guerre d’octobre 1973 sur le front égyptien, participation qui s’est soldée par un bilan qui continue jusqu’à nos jours à faire réfléchir les généraux israéliens (l’armée de Sharon avait perdu face aux Algériens environ 900 parachutistes et 172 véhicules blindés selon les chiffres avancés par les Israéliens eux-mêmes)..

L’héritage politique de Gaïd Salah

C’est sur le front politique que les observateurs se posent des questions légitimes. Comment le nouveau chef de l’armée va-t-il gérer la crise politique que l’élection d’Abdelmadjid Tebboune à la présidence de la république, n’a manifestement pas réussi à surmonter complètement ? Imaginer un seul instant que l’armée algérienne va laisser le président de la république régler à lui tout seul cette crise grâce à la mobilisation des autres institutions politiques, administratives et sécuritaires, revient à ignorer les pesanteurs du système politique algérien mais aussi les données de la scène politique algérienne qui ne laissent aucune place au doute que l’Algérie est bien au cœur d’un gigantesque conflit géopolitique mondial dans lequel des puissances étrangères tentent de prendre le contrôle d’un des derniers verrous souverainistes en Méditerranée, quels que soient par ailleurs les motifs de réprobation qu’on peut avoir à l’égard de la politique suivie et exécutée à l’intérieur par une bureaucratie incompétente et corrompue.

Le fait que le nouveau chef de l’armée algérienne n’appartienne pas à la génération des maquisards de l’ALN et le fait qu’il soit considéré comme moins « politique » que son prédécesseur, milite sans doute en sa faveur dans les rapports qu’il va avoir avec ses interlocuteurs civils mais cela ne devrait diminuer en rien son engagement patriotique et républicain. Ce fait pourrait également jouer en faveur d’une plus grande autonomie du président de la république, nouvellement élu qui est de fait moins redevable à l’égard du nouveau chef d’état-major. D’ailleurs, c’est sur ce point que les officines étrangères, et plus particulièrement les Français et leurs agents en Algérie vont jouer. Il faut s’attendre dans les jours et semaines à venir à des campagnes médiatiques soft conseillant au président de la république d’ « entrer par la grande porte dans l’histoire » en montrant qu’il est le vrai patron de l’Algérie, en commençant par remplacer les chefs de l’armée désignés par feu Gaïd Salah par de nouveaux chefs qui lui seront plus loyaux.

S’il n’est pas complètement incongru, ce scénario est improbable et les officines étrangères qui parient sur la division entre l’institution présidentielle et les chefs de l’armée seront vite déçues. Le profil de technocrate apolitique du nouveau chef de l’Etat algérien va militer en faveur d’un plus grand pragmatisme dans la gestion des dossiers politiques, économiques et diplomatiques sensibles. L’ouverture manifestée par le président de la république à l’égard de tous les acteurs de la scène algérienne, sans exclusive, n’est pas une manœuvre dilatoire mais un indice sérieux que les acteurs du Hirak auront tort d’ignorer. Mais les contradictions à l’œuvre dans la société algérienne, et les surenchères alimentées par des ingérences étrangères évidentes, sont telles qu’à un moment donné l’autorité de l’Etat, sans laquelle aucune réforme substantielle n’est possible, devrait s’appuyer sur des arguments autrement plus convaincants que les simples appels au dialogue et à la concertation. L’armée algérienne restera le dernier rempart de la nation sur lequel le président de la république, chef suprême des forces armées, devra s’adosser pour imposer les arbitrages nécessaires à l’entrée dans un processus de réforme en profondeur des institutions et de l’économie nationale dans le respect de l’indépendance et de la souveraineté du pays et la pérennité de l’Etat et de la société. Pour cela, le nouveau commandement de l’armée algérienne devra au plus vite refermer la page malheureuse qui a terni l’image des services de sécurité algériens dont les chefs ont eu la malencontreuse idée de soutenir la candidature de Azzedine Mihoubi au mépris des réalités. La restructuration des services de sécurité algériens de manière à leur faire jouer le rôle qui est le leur au service de la sécurité intérieure et extérieure du pays, mais sans prendre le risque de les voir redevenir un Etat dans l’Etat en dehors de tout contrôle légal avec les anciennes et mauvaises habitudes de l’ex-DRS dissous, sera sans doute un des principaux chantiers sur lesquels le président Tebboune et le nouveau chef d’état-major de l’armée algérienne auront à se pencher dans les prochaines semaines.

Le 24 décembre 2019