Contribution : Les enjeux de l’élection présidentielle en Algérie

A l’approche de la date de l’élection présidentielle du 12 décembre prochain, les discussions font rage au sein de la société et dans la diaspora algérienne à l’étranger. Pour décrypter les enjeux cachés de cette élection présidentielle qui divise gravement les Algériens, nous publions ci-dessous la contribution de Mohamed Tahar Bensaada, de l’Institut Frantz fanon. Pour le chercheur algérien, il ne fait aucun doute que l’élection du 12 décembre aura bien lieu malgré l’agitation de ceux qui s’y opposent et il avance un certain nombre d’arguments dans ce sens tout en pointant du doigt la responsabilité partielle de ceux qui ont fait le choix de boycotter cette élection. Cependant, le chercheur ne se fait aucune illusion sur ces élections présidentielles ni sur les élections législatives qui les suivront dans le contexte politique actuel. Il craint que le pouvoir algérien soit tenté de reproduire les mêmes méthodes de gouvernance que précédemment par le recours notamment aux quotas en faveur des partis minoritaires qui bénéficient de relais importants au sein de l’Administration algérienne et à l’étranger et qui jouent sur le chantage au séparatisme et à l’ingérence étrangère, à moins que de nouvelles élites issues du Hirak populaire du 22 février et nourries des idéaux du 1er Novembre se mettent en mouvement et s’organisent pour libérer les appareils de l’Etat algérien de la mainmise des minorités culturelles et idéologiques organiquement liées aux cercles néocolonialistes.

Les enjeux cachés de l’élection présidentielle
Par Mohamed Tahar Bensaada

L’Algérie traverse un des moments les plus difficiles de son histoire. La crise politique ouverte par le départ du président Bouteflika sous la poussée du Hirak populaire qui a démarré le 22 février dernier n’a toujours pas trouvé son épilogue, neuf mois après le début du Hirak et il n’est pas sûr que l’élection présidentielle prévue le 12 décembre prochain puisse surmonter comme par miracle une crise aux racines profondes d’autant plus qu’aucun des principaux protagonistes ne semble capable à lui seul d’imposer une solution consensuelle. Derrière ce qu’on veut bien nous montrer sur une scène politique obstruée par une désinformation généralisée, que se passe-t-il réellement ?

Les médias mainstream sont unanimes à soutenir que l’élection présidentielle prévue le 12 décembre prochain serait jouée d’avance et n’aurait pour but que de permettre au pouvoir algérien – sous influence militaire- de succéder à lui-même. Il est normal dans ces conditions de voir ces médias prendre fait et cause pour le Hirak populaire, ou ce qu’il en reste, qui s’oppose à la tenue des élections et réclame le départ du système. Mais si on regarde les choses d’un peu plus près, on se rend vite compte que la réalité est loin d’être aussi simple. Certes, le commandement de l’armée algérienne apparaît de plus en plus clairement comme le véritable centre du pouvoir réel tant les autres institutions semblent complètement en retrait ou confinées à la gestion des affaires courantes. Son insistance à faire prévaloir l’option de l’élection présidentielle, même si elle ne souffre d’aucune entorse à la Constitution algérienne, apparaît pourtant comme une tentative de passage en force malgré et contre la volonté d’une partie de la classe politique et de la « société civile ». Face à ses détracteurs, le commandement de l’armée a essayé à plusieurs reprises de justifier ses choix controversés. Officiellement, il s’agit de préserver la continuité et la stabilité des institutions de l’Etat. Le commandement de l’armée redoute notamment les incalculables conséquences d’une sortie du cadre constitutionnel. En l’absence d’un consensus politique autour des grands choix de société, une transition ouverte sur l’inconnu risque dans ce schéma d’entraîner le pays vers une nouvelle crise, semblable à celle qu’il a vécu durant la décennie 90 et susceptible d’ouvrir une brèche facilement exploitable par les tenants du devoir d’ingérence qui rôdent autour de l’Algérie.

On peut penser ce qu’on veut de ces arguments, mais une chose est sûre. Si l’option des élections présidentielles s’apparente aujourd’hui à un passage en force de la part de l’armée c’est au moins en partie à cause de ceux qui s’y opposent aujourd’hui. En effet, depuis le départ du président Bouteflika, le 2 avril dernier, le commandement de l’armée n’a cessé d’appeler toutes les forces politiques et civiles à un dialogue inclusif pour préparer la transition dans le cadre du respect des prescriptions constitutionnelles, ce qui devrait passer nécessairement par l’organisation d’une élection présidentielle qui sera suivie d’élections législatives après un éventuel changement de la Constitution et de la loi électorale. Les forces qui s’opposent aujourd’hui à l’élection présidentielle sous prétexte que cette dernière serait organisée unilatéralement par le pouvoir sont elles-mêmes en partie responsables de cette situation dès lors qu’elles avaient préféré ne pas répondre aux appels au dialogue et à la participation au processus qui a conduit à la formation de l’Autorité nationale indépendante des élections (ANIE). Au demeurant, il faut rappeler que les forces qui s’agitent aujourd’hui contre la « dictature militaire » sont celles-là mêmes qui n’hésitaient pas à revendiquer de septembre 2013 jusqu’au 2 avril 2019, date de la démission forcée de Bouteflika, l’intervention de l’armée en vue d’activer l’article de la Constitution qui déclare « la vacance du pouvoir présidentiel en cas d’empêchement pour raisons de santé ». Parmi les forces qui manifestent aujourd’hui devant la Grande poste contre l’armée, certaines ont même soutenu le coup d’Etat du 11 janvier 1992 qui a interrompu le processus électoral suite à la victoire des islamistes de l’ex-FIS aux élections législatives de décembre 1991 ! C’est dire que les raisons politiques invoquées pour justifier le boycott de l’élection ne tiennent pas. Les partis minoritaires qui noyautent le Hirak de la Grande poste ont participé à toutes les élections truquées depuis 1997, comment peut-on expliquer leur soudain revirement actuel si ce n’est par la crainte d’être disqualifiés par le verdict des urnes puisqu’ils ne peuvent plus désormais compter sur les quotas de leurs protecteurs du DRS dissous ? C’est un peu ce qu’a avoué un de leurs porte-parole, l’avocat Mokrane Aït-Larbi, quand il a déclaré que la démocratie ne saurait se résumer aux élections et que les « minorités » pouvaient en pâtir. On comprend mieux dans ces conditions que ces partis minoritaires cherchent à imposer une formule transitoire qui leur permettra de partager le pouvoir avec l’armée sans passer par le suffrage populaire à l’image de ce qui s’est passé au Soudan. C’est ce que le FFS recherchait en appelant l’armée algérienne à s’inspirer de l’exemple soudanais.

Mais quelles que soient les raisons qui ont poussé ces forces à se retourner contre l’armée algérienne et à appeler au boycott de l’élection présidentielle, le problème avec la politique de la chaise vide est que cette option n’a d’intérêt politique que si elle s’appuie sur un rapport de forces favorable, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui en Algérie. En effet, même si le taux de participation à l’élection sera relativement faible dans certaines circonscriptions électorales comme dans la capitale et en Kabylie, dans le reste du pays, le taux dépassera les 50% et il est fort à parier que la dernière provocation en date du Parlement européen à l’instigation du député socialo-atlantiste, Raphaël Glucksmann, dont le père spirituel n’est autre que le fameux Bernard Henri-Lévy, ne fera que renforcer le camp légitimiste et souverainiste qui reste quoi qu’on dise fortement ancré dans la société algérienne et qui ira voter le 12 décembre. Au demeurant rien dans la Constitution algérienne ne permet de disqualifier une élection sous prétexte que le taux de participation aura été faible. Les tendances sociologiques qui permettent de se faire une idée réelle sur le rapport des forces entre les partisans et les adversaires de l’élection présidentielle sont illustrées a contrario par la fébrilité qui commence à gagner les forces hostiles à l’élection comme en témoigne le recours de plus en plus manifeste à la violence pour empêcher le déroulement de la campagne présidentielle et qui augurent de dérapages regrettables qui pourraient donner lieu à des tentatives d’intimidation et de pression sur les électeurs le jour du scrutin. Le pouvoir algérien n’a aucun mal à justifier la répression de ce genre de comportement attentatoires aux libertés individuelles et à la loi et en dehors de certaines daïras en Kabylie, ces tentatives seront vouées à l’échec même s’il reste à espérer que ces dérapages seront sans graves conséquences sur la paix civile et la sécurité des personnes.

L’élection présidentielle aura lieu le jour prévu à cet effet non seulement parce que le commandement de l’armée semble maîtriser la situation sur le plan sécuritaire mais aussi parce qu’il a réussi à neutraliser les principales forces qui comptent à l’extérieur. Outre l’appui de ses alliés stratégiques russe et chinois, il peut compter sur la neutralisation des Américains et des Européens. Ce n’est pas une résolution qui n’oblige à rien d’un Parlement européen réduit à être une chambre d’enregistrement dans l’architecture actuelle de l’Union européenne qui va empêcher de dormir les généraux algériens. La dernière déclaration de la Haute représentante de l’Union européenne pour la politique étrangère et à la sécurité, Federica Moghereni, qui a insisté sur « le respect total de la souveraineté de l’Algérie », en dit long sur les véritables priorités de l’Europe. La rhétorique sur la démocratie et les droits de l’Homme à laquelle ont eu recours les eurodéputés à l’endroit de l’Algérie, qui prête à sourire quand on compare la gestion des manifestations par la police algérienne avec la conduite de la police de Macron face aux gilets jaunes, ne devrait pas altérer une coopération algéro-européenne fondée sur la gestion de dossiers autrement moins fantasmatiques comme les dossiers énergétique, sécuritaire et migratoire. Même si l’armée algérienne continue de s’approvisionner en armements essentiellement chez ses partenaires russe et chinois et de s’opposer à l’interventionnisme étranger dans la région, elle s’est toujours gardée de provoquer la colère des Américains. Si la neutralisation des généraux de l’ex-DRS et l’intransigeance de l’armée algérienne face au Hirak algérois ont pu à un moment inquiéter les Américains, la dernière mission du général-major Mohamed Bachar, dépêché par le chef de l’armée algérienne, Ahmed Gaïd Salah, à Washington, semble avoir réussi à convaincre les responsables du Pentagone de prendre acte des assurances prodiguées par le commandement de l’armée algérienne. Même si les ONG américaines continuent leurs actions underground au sein du Hirak de la Grande Poste, les généraux algériens ont réussi au moins à convaincre Washington de ne pas s’opposer au processus électoral en cours. Et s’ils continuent de soutenir discrètement leurs alliés présents au sein du Hirak algérois, les bailleurs de fonds des Frères musulmans, la Turquie et le Qatar, semblent sur la défensive. Par la bouche de son ministre des affaires étrangères, la Turquie est allée jusqu’à soutenir l’option des élections présidentielles comme faisant partie intégrante de l’expression de la souveraineté nationale algérienne. La chaîne qatarie Al Jazeera continue de soutenir sournoisement les adversaires de l’élection présidentielle mais on est loin des hostilités que la chaîne avait déclenchées en 2011 contre le régime de Kadhafi.

Reste la France qui ne saurait être indifférente à ce qui se passe en Algérie où elle risque de perdre les positions acquises depuis l’indépendance du pays. Au début de la crise, sous l’influence d’Alain Juppé, la diplomatie française a eu le malheur de soutenir le régime de Bouteflika pour ne pas avoir à se trouver face-à-face avec un commandement militaire auquel on a vite attribué des dispositions anti-françaises. Au lieu de se raviser par la suite, la France s’est murée dans une posture irréaliste sous l’influence de lobbies qui ne comprennent rien à ce qui passe en Algérie mais aussi à cause de la désinformation colportée par des intellectuels, des journalistes et des militants, très actifs dans le microcosme algérois et dans la région parisienne. Mais il semblerait que le réalisme est en train de l’emporter dans les cercles dirigeants français, grâce notamment au lobbying actif de Total et des céréaliers français. Désormais, les dirigeants français ne ratent aucune occasion pour répéter que c’est aux Algériens qu’il appartient de régler cette crise de la manière la plus consensuelle sans interférence étrangère. Aux dernières nouvelles, l’ambassade de France à Alger a carrément pressé le Quai d’Orsay de miser sur la carte du candidat du RND, Azzedine Mihoubi, un homme propulsé sur la scène politique par l’ancien premier ministre et ancien « candidat » de Paris à la présidence de l’Algérie, Ahmed Ouyahia, actuellement détenu à la prison d’El Harrach.

Au vu de ces tendances, que reste-t-il aux adversaires de l’élection ? Le Sabotage de l’élection par le recours à la violence le jour de l’élection ? Encore faut-il avoir les forces pour cela. Or, à part quelques daïras en Kabylie où sans doute on s’attend à la fermeture des bureaux de vote, dans le reste du pays, les tentatives de sabotage, si elles devaient avoir lieu, seront anecdotiques et donc vite neutralisées par les forces de l’ordre. C’est bien parce qu’elles savent qu’elles ne pourront pas empêcher par la force le déroulement de l’élection que les forces hostiles ont commencé à se tourner vers leur plan B, qui consiste à soutenir clandestinement la campagne d’un des cinq candidats. Au départ, leur choix s’est porté naturellement sur Ali Benflis qui avait déjà réuni le soutien des « éradicateurs » de l’armée, de la classe politique et de la « société civile » lors des élections de 2004. Lors des élections présidentielles de 2014, il avait pu bénéficier du soutien d’une chaîne de télévision privée créée un an auparavant par un des anciens adjoints du général Toufik, le général-major Mehenna Djebar qui était en charge jusqu’en 2013 de la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA). Mais il semblerait qu’une partie de ces forces est en train de se tourner vers le candidat du RND, l’ancien ministre de la culture, Azzedine Mihoubi, un candidat qui, outre l’appareil de son parti (le RND) fortement implanté au sein de l’Administration, semble bénéficier actuellement de la sympathie des services algériens, des Emirats et de l’ambassade de France à Alger. Sur les réseaux sociaux, les jeunes internautes algériens ne s’y trompent pas. Ils voient dans ce dernier candidat le joker de ce qu’ils appellent l’ « Etat profond » prêt à déclarer au lendemain de son élection une « réconciliation nationale » bis qui pourrait aller jusqu’à la libération des généraux de l’ex-DRS et des représentants de la mafia politico-financière actuellement en prison pour donner le signal de départ d’une contre-révolution à laquelle les jeunes dévoyés du Hirak algérois auront malheureusement prêté main forte à leur insu.

C’est dire que les gesticulations de ceux qui poussent des jeunes algériens à s’opposer par tous les moyens, y compris par les appels irresponsables à brûler les bureaux de vote le jour du scrutin, au péril de leur vie, ne doivent pas cacher le fait qu’il s’agisse bien d’une partie de poker menteur où tous les coups sont permis. Les partis qui étaient habitués aux quotas de leurs amis du DRS dissous ne devraient pas s’inquiéter outre-mesure. Si les tendances à l’œuvre actuellement devaient perdurer, au lendemain de l’élection et quel que soit le président qui sortira des urnes, le pouvoir algérien n’aurait pas d’autre choix que de reconduire l’ancienne méthode de gouvernement qui passe notamment par la réservation de quelques strapontins parlementaires et gouvernementaux à une opposition aussi vile que tapageuse et par une redistribution de la rente énergétique à de nouvelles clientèles syndicales pour acheter la paix sociale et pour éviter de prêter le flanc à l’ingérence étrangère. A moins que les nouvelles élites dont nous avons entrevu l’émergence durant les premières semaines du Hirak populaire, avant de se retirer et de céder malheureusement le terrain aux différents bataillons de la « révolution orange » qui se sont donné depuis rendez-vous tous les vendredi devant la Grande Poste à Alger, ne se remettent en mouvement comme lors du dernier sursaut contre l’ingérence du Parlement européen. Ce mouvement dont on entrevoit aujourd’hui les prémisses sera-t-il capable de construire un nouveau rapport de forces en faveur de la multitude? L’enjeu paraît titanesque et l’échéancier trop court. C’est pourquoi même si elles constituent une étape non négligeable dans le long processus de refondation démocratique et sociale de l’Etat algérien, il ne faut pas trop s’illusionner sur les prochaines élections (aussi bien les présidentielles que les législatives qui suivront quelques mois plus tard). La sociologie électorale d’un pays est tout simplement à l’image de sa sociologie politique laquelle obéit à des paramètres autrement plus profonds comme le niveau d’éducation et de culture, la place du travail et de l’intelligence dans la reproduction sociale, etc. S’il n’est pas réaliste de s’attendre à une réconciliation de la souveraineté nationale et de la souveraineté populaire dans l’immédiat, de nombreux indices, dont l’éveil politique prometteur de nombreux jeunes à la faveur du Hirak du 22 février mais aussi grâce au long et patient travail effectué en profondeur par de nouveaux leaders virtuels, permettent d’espérer que les prochaines années seront grosses d’un changement autrement plus conséquent pour l’avenir de l’Algérie si les forces attachées aux idéaux du 1er Novembre se mettent au travail pour conquérir tous les terrains (syndical, civil, politique, culturel, artistique), l’un après l’autre, avant de partir à l’assaut pacifique des institutions de l’Etat pour les libérer des indu-occupants placés par l’Etat-DRS durant les trois dernières décennies.

Le 05 décembre 2019