France-Algérie : Jusqu’où ira le bras de fer diplomatique ? Par Mohamed Tahar Bensaada

21.01.2025. Les dernières déclarations des hauts responsables politiques français à l’endroit de l’Algérie augurent malheureusement d’une escalade diplomatique dangereuse, qui pourrait compromettre les chances d’une réconciliation et d’une refondation des relations entre deux pays que tout condamne pourtant à une coopération mutuellement bénéfique.

Une histoire de droit commun mettant en scène les dérapages verbaux de trois « influenceurs » algériens sur les réseaux sociaux a été grossie et sur-politisée à dessein, au point de donner lieu désormais à une crise diplomatique entre les deux pays. Le ministre français de l’Intérieur s’est empressé d’expulser un des trois mis en cause, avant même que la Justice française ne se prononce sur son cas et sans même avertir les autorités algériennes, et ce, en violation flagrante des conventions consulaires passées entre les deux pays. Le gouvernement algérien, mis devant le fait accompli, n’avait qu’un seul choix : soit accepter l’entrée sur son territoire du ressortissant algérien expulsé, et voir ainsi sa souveraineté nationale bafouée, soit la refuser et renvoyer en France le malheureux ressortissant, au risque de provoquer l’ire du ministre Retailleau. C’est ce qu’il a fait. La suite, nous la connaissons.

Furieux, le ministre français de l’Intérieur a aussitôt accusé l’Algérie de « vouloir humilier la France » et a déclaré : « On a atteint avec l’Algérie un seuil extrêmement inquiétant ». « Je pense que la France ne peut pas supporter cette situation”. Pire, il n’a pas hésité à suggérer d’exercer des pressions sur l’Algérie, en appelant à « évaluer tous les moyens qui sont à notre disposition vis-à-vis de l’Algérie » pour « défendre nos intérêts » De son côté, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, a déclaré que la France n’aura pas « d’autre possibilité que de riposter » si « les Algériens continuent cette posture d’escalade ». Parmi « les leviers que nous pourrions activer » figurent « les visas (…), l’aide au développement » ou encore « un certain nombre d’autres sujets de coopération », a détaillé ce dernier sur la chaîne LCI.

Si une affaire de droit commun est devenue ainsi l’occasion d’un bras de fer diplomatique des plus périlleux pour l’avenir de la relation entre les deux pays, c’est qu’il y a d’autres raisons qui dictent de part et d’autre une conduite qu’il convient de décrypter froidement, en tenant compte de tous les dessous de cartes d’une tension diplomatique dangereuse.

La pomme de discorde du Sahara occidental

L’affaire de Boualem Sansal qui a été montée en épingle par les politiques et les médias français dans le cadre d’une campagne de désinformation et de déstabilisation grossière a été précédée par un différend diplomatique autrement plus sérieux dans la mesure où il engage l’Etat français dans un dossier que l’Algérie considère comme une affaire de sécurité nationale. La reconnaissance par le président Emmanuel Macron de la « souveraineté marocaine » sur le territoire du Sahara occidental, pourtant toujours considéré par la 4e Commission des Nations Unies, qui traite entre autres des questions de décolonisation, comme « un territoire non autonome », a été perçue comme un acte hostile par le gouvernement algérien. Celui-ci n’a pas hésité à le faire savoir en rappelant son ambassadeur et en envoyant des signaux diplomatiques attestant d’un refroidissement des relations entre les deux pays, avec notamment des incidences importantes sur le niveau de la coopération économique et culturelle.

Pourtant, la position exprimée par le président Macron n’a fait qu’officialiser une position française datant au moins de 2007, puisqu’on sait désormais que le plan d’autonomie au Sahara occidental brandi par le royaume du Maroc a été en fait concocté dans les laboratoires de la diplomatie française. En réagissant aussi vigoureusement à ce qu’elle considère un retournement diplomatique français sur la question, l’Algérie n’a pas évalué comme il se doit les raisons du timing de l’annonce du président Macron en faveur du plan d’autonomie marocain.

L’ombre d’Israël derrière le revirement de Macron

Si Macron a été obligé à ce geste risqué, dont il ne pouvait pas ignorer les retombées sur la relation avec l’Algérie, c’est qu’il y a des raisons sérieuses. La première se rapporte à l’intrusion d’un nouvel acteur sur la scène régionale, qui risquait fort d’expulser définitivement la France du Maroc et de l’Afrique de l’ouest. Cet acteur n’est autre que l’Etat d’Israël, dont la présence au Maroc date depuis longtemps, mais qui a décidé de prendre ouvertement le contrôle de ce pays depuis la signature des Accords d’Abraham en 2020 et d’en faire la base arrière pour la conquête de l’Afrique.

Sous l’œil complaisant de leur allié américain, les Israéliens ont tout simplement établi un nouveau protectorat sur le Maroc et sont devenus l’arbitre d’une succession royale tendue, en raison des luttes intestines qui déchirent la famille alaouite. Ces luttes de palais risquent de déstabiliser gravement un pays qui continue d’être considéré  par les puissances occidentales comme le garant de leurs intérêts dans une région travaillée en profondeur par des courants en sens contraire.

La perte de l’influence française en Algérie

La seconde raison qui a poussé Macron à prendre le risque de perdre l’influence de la France en Algérie est toute simple. Les rapports de ses services de renseignement et de ses conseillers sont arrivés à la conclusion que le temps de l’influence française en Algérie est révolu, et que la seule carte qui reste à jouer est désormais celle du Maroc, à condition de le faire bien-sûr avec Israël. Le déploiement diplomatique et économique de ce nouveau triangle géopolitique (France-Israël-Maroc) ne pourra pas ne pas rencontrer sur son chemin l’Algérie et tous les pays africains qui aspirent à s’émanciper de la tutelle néocoloniale française.

C’est cette donne incontournable qui explique pourquoi l’Algérie est devenue durant ces dernières années la bête noire de la droite et de l’extrême-droite en France, et pourquoi elle fait l’objet d’une campagne de désinformation aussi haineuse, orchestrée par des médias mainstream à la solde des lobbies néocoloniaux et israéliens.

Des ressources économiques qui échappent de plus en plus à la France

L’Algérie ne dérange pas seulement ces lobbies en raison de ses positions souverainistes qui sont en train de gagner chaque jour davantage les nouvelles élites africaines en quête de liberté, de dignité et de progrès social. L’Algérie dérange les lobbies néocoloniaux et pro-israéliens parce qu’elle a aussi des atouts économiques, politiques et diplomatiques, qui lui permettent d’imposer patiemment et progressivement le renversement d’une relation nord-sud inégalitaire condamnée par l’histoire.

Quatre fois plus grande que la France, l’Algérie n’est pas seulement le plus grand pays d’Afrique en termes de superficie. Le Sahara algérien, qui abrite une véritable mer souterraine capable de le propulser en une nouvelle Californie (celle-ci est en voie de déclassement irréversible en raison du changement climatique), regorge de précieuses ressources minières (fer, phosphate, terres rares) que le pays commence à peine à exploiter avec…les Chinois, au grand dam des Français.

L’Algérie ne bénéficie pas seulement d’un dynamisme démographique qu’elle partage avec tous les pays africains. Sur une population de 45 millions d’habitants, un tiers soit 15 millions fréquentent l’un ou l’autre palier d’enseignement et de formation gratuits, ce qui en dit long sur le potentiel de développement du pays. L’Algérie, qui compte près de 2 millions d’étudiants et forme chaque année des dizaines de milliers d’ingénieurs, a les moyens humains de réussir sa transition vers une économie émergente libérée de la rente pétrolière, surtout qu’elle est désormais classée troisième PIB en Afrique derrière l’Afrique du sud et l’Egypte.

Si une idée reçue ne voit en l’Algérie qu’un exportateur de pétrole et de gaz, les chiffres des organismes internationaux montrent une autre tendance à l’œuvre : en 2030, l’Algérie sera classée dans le top 10 mondial des producteurs et exportateurs d’acier, d’engrais et de ciment, en attendant de se voir propulsée au rang de l’un des plus grands producteurs et exportateurs d’hydrogène à l’horizon 2040, forte d’un coût de production et de transport de l’hydrogène vers l’Europe le plus bas. Les exportations hors hydrocarbures du pays, estimées à près de 10 milliards de dollars, soit plus de 15% de l’ensemble de ses exportations, sont appelées à atteindre à l’horizon 2030 les 30 milliards de dollars, soit un tiers des exportations.

Mais les atouts économiques à eux seuls ne suffisent pas à assurer à un pays la stabilité nécessaire. L’histoire de l’Algérie, marquée par une guerre de libération nationale exemplaire, explique l’attachement de son peuple à son indépendance et à sa souveraineté nationale, malgré le caractère autoritaire du régime en place. Le caractère social de l’Etat algérien, attesté par le fait que les budgets alloués à l’éducation et à la santé viennent juste après celui de la défense nationale et par les autres dépenses à caractère social, constitue le garant d’un front intérieur solide capable de déjouer toutes les entreprises de déstabilisation orchestrées par les officines étrangères dans le cadre des nouvelles guerres hybrides, qui utilisent le fonds de commerce désuet de la démocratie et des droits de l’Homme.

Pourquoi l’Algérie dérange

Mais l’atout qui dérange les plans néocoloniaux visant à déstabiliser l’Algérie, c’est la ressource diplomatique que l’Algérie a héritée de son histoire contemporaine. L’attachement indéfectible au principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des autres pays et au principe de résolution pacifique des différends entre les Etats a, jusqu’ici, évité à l’Algérie de tomber dans les provocations tendues par les puissances occidentales, à l’affût de n’importe quel prétexte pour s’autoriser une « ingérence démocratique ». La patience avec laquelle la diplomatie algérienne a traité jusqu’ici les provocations émanant de la junte malienne, qui croit pouvoir sauter par-dessus les réalités démographiques et géopolitiques grâce à l’aide intéressée des mercenaires du groupe Wagner, est une leçon de diplomatie sage et bien avisée qui sait faire la distinction entre l’essentiel et l’accessoire.

Cela n’empêche pas l’Algérie de rester intraitable lorsqu’il s’agit de défendre son intégrité territoriale, sa souveraineté nationale et ses intérêts stratégiques.  Si l’Algérie est un pays pacifique, qui n’a jamais nourri une quelconque prétention territoriale sur l’un ou l’autre des pays voisins, sa doctrine de défense et de sécurité nationales, ajoutée à la neutralité positive de son non-alignement, lui dicte la plus grande vigilance. Avec un budget de défense qui avoisine désormais les 25 milliards de dollars, l’Algérie a les moyens de sa politique souverainiste. Son principal instrument de souveraineté, l’armée nationale populaire, est discrète, mais elle est capable de faire face à toutes les menaces potentielles dans un contexte géostratégique régional des plus incertains.

Même s’ils ont intérêt à grossir la puissance de l’armée algérienne pour justifier l’augmentation de leurs budgets de défense respectifs, les rapports officiels de la Commission de défense de l’Assemblée nationale française et les dernières déclarations de l’ancien commandant en chef de la marine espagnole arrivent à la même conclusion : l’armée algérienne est à prendre au sérieux.

Il n’est pas trop tard pour l’option diplomatique

A bien considérer les intérêts et les atouts des deux parties, ni la France ni l’Algérie n’ont intérêt à ce que le bras de fer diplomatique actuel ne dégénère en un point de non retour. A supposer qu’Israël daigne accepter de partager avec elle son influence croissante au Maroc, la France a intérêt à préserver un certain équilibre au Maghreb. C’est ce que ne cessent de réclamer les personnalités politiques les plus  perspicaces, de Dominique De Villepin au dirigeant socialiste Olivier Faure et à Ségolène Royal, en passant par de nombreux élus LFI qui se sont exprimés sur le sujet.

De son côté, l’Algérie, soucieuse de préserver les intérêts de sa forte communauté nationale établie en France et les relations de bon voisinage avec une France en perte de vitesse certes, mais qui continue d’être une puissance internationale qui compte, ne fera rien qui puisse être interprété comme une volonté de rupture définitive.

Les deux pays sont appelés à gérer une relation en pleine mutation pour les raisons structurelles que nous avons rappelées plus haut, sans succomber aux sirènes de ceux qui jettent constamment de l’huile sur le feu. En insistant sur le fait que la campagne haineuse qui vise l’Algérie provient surtout des milieux d’extrême droite et en prenant soin de ne pas impliquer la France dans son ensemble dans cette tension diplomatique, le président algérien a laissé entrouverte la porte de la négociation diplomatique.

Les cercles néocolonialistes et les lobbies pro-israéliens vont profiter de cette crise diplomatique pour pousser à une rupture qui serait désastreuse pour les intérêts des deux pays. Aux Français qui ont à cœur les intérêts bien compris de leur pays et de leur peuple, qui ne sauraient être confondus avec ceux de l’oligarchie et des élites à sa solde, de leur barrer la route, pour donner une chance à une relation plus équitable et plus équilibrée entre les deux rives de la Méditerranée.

Mohamed Tahar Bensaada – Institut Frantz Fanon – Bruxelles

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