Genèse et évolution du Hirak Par Boumediene Lechlech
A l’occasion du 4eme anniversaire du Hirak qui a fait tomber le régime oligarchique de Bouteflika, nous reproduisons ici de larges extraits de la contribution de l’historien Boumediene Lechlech qui a le mérite de replacer les évènements de ce grandiose mouvement populaire dans une perspective sociohistorique dépassant à la fois le récit purement factuel et les lectures idéologiques biaisées des partisans des « révolutions de couleur ».
1-Genèse du « Hirak »
Le dit « Hirak » algérien s’était déclenché progressivement sous forme de contre-manifestations, dans un mouvement ascendant, en réaction et rétroaction aux multiples regroupements initiés par l’alliance bouteflikienne au pouvoir, dans le cadre des présidentielles d’avril 2019 autour d’un «portrait» d’une semi-momie. Il a eu comme facteur déclenchant principal, l’annonce du 5éme mandat vécue par le peuple algérien comme une humiliation et une remise en cause du caractère républicain de son Etat-National, acquis de la guerre d’indépendance nationale, avec le soutien extérieur des pays qui ont parrainé depuis 1999 l’accession au pouvoir du despote Abdelaziz Bouteflika, France-U.S.A.-E.A.U. et paradoxalement, l’opposition de l’Etat profond qui l’avait intronisé au début et soutenu pendant les trois premiers mandats, en modifiant la constitution sur le nombre des mandats présidentiels. La police politique dirigée par le général-major Mohamed Mediène dit Toufik – dont l’hégémonie planait sur les deux autres pôles du pouvoir (Présidence et Etat-major) depuis 1992 – n’ayant pas réussi à surseoir au 4éme mandat, avait perdu sa prééminence au profit de l’Etat-major de l’A.N.P. dirigé par le défunt général-major Ahmed Gaïd Salah depuis 2013, tout en gardant une forte influence sur la société civile et l’appareil d’Etat à travers la toile tissée de ses réseaux d’auxiliaires qui n’épargna aucune sphère avec toutes ses ramifications tentaculaires. Cette rivalité chronique trouve ses profondes racines historiques dans le conflit permanent entre maquisards et D.A.F. surtout à partir de la création de l’E.M.G. unifié en 1960 au sein de l’A.L.N. sous la direction du défunt colonel Houari Boumediene, transposé dans l’A.N.P. après l’indépendance en 1962 et se cristallisant pendant les crises successives dans les luttes autour du pouvoir disputé par les multiples franges de la petite bourgeoisie qui en avait l’hégémonie ; ensuite celles de la bourgeoisie conquérante des hautes sphères de ses arcanes depuis l’ère de l’infitah libéral de 1981 qui fortifia progressivement sa domination sur les rouages de l’économie.
Tous les indices démontrent que ce sont les mêmes réseaux agissant timidement contre le 4éme mandat, qui s’étaient redéployés dans une offensive acharnée contre le 5éme et cette fois-ci avaient leur propre candidat sosie en la personne du général Ali Guediri, même si l’appel à manifester le vendredi 22 février 2019 demeura anonyme. Ils constituaient la principale force politique avec leurs relais dans les partis de toutes obédiences, les associations, les syndicats, les médias, les appareils de l’Etat, les assemblées, les centres de recherche, les ‘’réseaux sociaux’’ (facebook et Youtube)…animés par les dhoubabs (trolls) et des agitateurs-propagandistes et manipulateurs professionnels (Bensedira, Rahmani, Derradji…)(10) voire anonymes et un éclaireur-voltigeur politique, déguisé en faux-candidat qui sillonna le territoire national de bout en bout, chauffant les esprits des jeunes algériens, soulevant ‘’la populace’’ contre la mascarade électorale par une pré-campagne sous forme de contre-mascarade. Il s’était déjà illustré comme candidat en 2014 en Algérie et même en France auparavant, en l’occurrence Rachid Nekkaz, un B.H.L. franco-algérien, capitalisant une expérience appréciable dans la stratégie et les techniques de manipulation des foules et ayant à sa disposition une manne financière inépuisable le dotant d’un don d’ubiquité qui lui permit de narguer partout l’équipe de l’homme figé au fauteuil roulant, y compris en Suisse où il a été évacué pour le rendre plus présentable, au moment opportun du scrutin explosif.
Il est vrai que d’autres forces politiques se sont aussi préparées contre le 5éme mandat, gravitant autour de la nébuleuse islamiste à travers la chaine T.V. d’El- Magharibia et les ‘’lives’’ des leaders de Rachad, le mouvement berbériste et la chaîne berbère T.V., la social-démocratie avec toutes ses variantes dont le trotskysme, l’opposition libérale… et avaient décidé de s’engager dans la bataille des élections présidentielles. Le candidat de l’Etat profond s’était même distingué des autres, acceptant de défier Abdelaziz Bouteflika en le concurrençant !
Avec le recul, on peut déduire que l’appel à manifester le 22 février provient des réseaux de l’ex-D.R.S., mais le grandiose torrent des masses populaires déferlant partout les grandes artères des villes et surtout de la capitale, avait dépassé tous leurs calculs et prévisions. Comme en décembre 1960, les contre-manifestations populaires initiées secrètement par les réseaux gaullistes de ‘’l’Algérie algérienne’’ -dirigés par le colonel François Coulet, directeur des affaires politiques – en réaction aux manifestations des partisans de ‘’l’Algérie française’’ et ‘’récupérées’’ par le F.L.N.-A.L.N., avec le mot d’ordre ‘’d’Algérie musulmane et indépendante’’, le « Hirak », surprenant dans un premier temps l’Etat-major de l’A.N.P., sera vite ‘’récupéré’’ par ce dernier avec le mot d’ordre « Djeïch Chaâb khawa khawa », contre le 5éme mandat et le prolongement du 4éme etc. L’intervention massive de la classe ouvrière, en amont du « Hirak » dans tous les secteurs de l’économie nationale, surtout le mois de mars de l’année 2019, pesa de tout son poids sur celle de l’A.N.P. et avait été déterminante pour faire avorter le projet du 5éme mandat, grâce au rapport des forces sociopolitique résultant de l’affrontement de classe, masqué et déformé pour la perception consciente par le tiraillement entre clans, au moment culminant du mouvement, confirmant le rôle principal des masses populaires dans la marche et le façonnement objectif de l’histoire en amorçant l’issue à la crise politique et institutionnelle d’un régime aux abois.
2-Principales caractéristiques du « Hirak »
Ce grandiose sursaut populaire patriotique à caractère national, anti-néocolonial, anti-impérialiste, antisioniste massif mais hétérogène et interclassiste à dominance juvénile mixte et pacifique – dans sa première phase – qui se propagea dans tous les recoins urbains du pays, l’émigration et parmi la diaspora, peu à peu se fraya sa voie en s’autonomisant relativement par rapport aux douteux initiateurs et marginalisa les prétendus leaders politiques, y compris les postulants au trône d’El Mouradia, qui s’étaient compromis avec le pouvoir, prenant le train en marche et tentant vainement de le récupérer. Il préserva sa force de frappe grâce à son unité autour de l’objectif commun et consensuel principal pour faire déguerpir le noyau dur de l’alliance présidentielle constitué autour du dauphin Saïd Bouteflika, qui en fait usurpait la fonction de son frère aîné depuis son handicap. Mais ce dernier manœuvra jusqu’à la fin, en résistant de toute son énergie dans sa lente agonie, modifiant sa tactique d’alliance en renouant avec l’ex-chef du D.R.S. et appelant à la rescousse l’assistance directe de l’Etat néocolonial (la France) à travers son ambassade et la D.G.S.E. qui l’avait soutenu jusqu’au bout. Il était déterminé à s’accrocher à tout prix au pouvoir en faisant certaines concessions aux adversaires, même en recourant à la répression féroce par tous les moyens, en fomentant des troubles entre les manifestants et les forces de maintien de l’ordre, tentant de provoquer un bain de sang et par conséquent une situation idoine à l’intervention étrangère impérialiste qui guette le moment propice.
Le renouvellement de la sainte alliance, entre Saïd Bouteflika et le général – major Mediène Toufik, concoctée dans la précipitation, après la rupture de 2014, exprimant des intérêts colossaux de l’oligarchie qui foisonna à l’ombre du pouvoir bouteflikien, se prépara même à la guerre civile pour défendre par la violence milicienne sa position dominante dans la société et son hégémonie sur les principaux leviers du pouvoir. Mais une autre alliance adverse naissante et insoupçonnable, constitua un vrai rempart infranchissable à ses desseins machiavéliques, celle de l’A.N.P. – guidée par un courant patriotique héritier de la belle époque boumédieniste de ‘’Djeïch Chaâb dhad erradj3iya’’, renforçant progressivement sa position sur le commandement de l’armée depuis l’année 2015 – et des masses populaires constituant le principal contingent insurgé du « Hirak », avec le slogan ‘’Djeïch Chaâb khawa khawa’’ dans la première phase de cette révolte populaire.
Le plus dangereux piège fut tendu à ce dernier et aux forces de police le vendredi 12 avril 2019 – il y a eu certes d’autres escarmouches successives auparavant, même mort d’homme – pour enclencher l’affrontement entre les deux blocs alliés et noyer dans le sang la marée humaine à la place Maurice Audin devant l’entrée du tunnel, à travers l’intrusion de casseurs. C’était un plan prémédité dont une voix avait averti la veille timidement dans les réseaux sociaux alors que le président avait été déjà démis de ses fonctions le 02 avril 2019, dans le but de briser l’alliance entre le peuple et l’ANP, qui seule était capable de féconder une puissance à un degré suffisant pour neutraliser l’adversaire redoutable rompu aux manœuvres de la diversion, de la désinformation et de l’intoxication. L’ex-D.R.S. avait une longueur d’avance importante d’influence sur la société par rapport à l’Etat-major de l’A.N.P. qui lui, renforça sa position dans l’armée et les autres services de sécurité de 2015 à 2018.
3. Evolution du « Hirak »
Une seconde et nouvelle phase commencera pour le « Hirak » qui se vida des larges masses populaires et l’arrêt des débrayages des zones industrielles et tous les secteurs de la production, des différents services socio-économiques – des millions de personnes – (après le limogeage du président Bouteflika), pour laisser la place aux troupes aguerries des forces politiques coalisées et où l’initiative appartiendra aux réseaux de l’ex-D.R.S. disséminés partout, qui passeront à la contre-offensive, profitant de quelques erreurs tactiques du haut commandement de l’A.N.P., et du manque d’expérience politique et de maturité chez la grande masse des jeunes pour saisir les vrais enjeux des luttes se déroulant dans un contexte géopolitique régional et international défavorable aux forces de la paix et de la lutte anti-impérialiste. Les marches du mardi après-midi qui étaient celles des étudiants ont étés désertées à partir de l’été 2019 par eux pour laisser la place aux vieux et seulement quelques étudiants. Mais sur les réseaux sociaux elles étaient amplement gonflées !
L’état-major de l’A.N.P., pour lequel s’était imposée la gestion d’une forme particulière de transition, mènera un programme de manœuvres le long de toutes les frontières du pays, pour dissuader toute force étrangère de s’ingérer dans les affaires intérieures de l’Algérie. Il s’appuiera sur deux principaux pays alliés, la Russie et la Chine dans sa stratégie de défense et de préservation de la souveraineté nationale. A la veille du scrutin présidentiel du 12 décembre 2019, il mènera de nouvelles manœuvres militaires en pleine méditerranée. Cela servira surtout à se prémunir contre un danger potentiel de l’O.T.A.N. (AFRICOM), la France et Israël dont les visées destructrices dissimulées contre l’Algérie souveraine sont réelles.
Avec la décapitation de la nouvelle sainte alliance opérée par l’arrestation spectaculaire principalement de Saïd Bouteflika et le général-major Mediène Toufik, ainsi que le démantèlement de sa base de soutien logistique, cette seconde phase du « Hirak » verra le redéploiement de l’Etat profond néocolonial par l’émergence de la coalition dite de l’alternative démocratique – dont des forces néo-colonisées consciemment ou manipulées – dominante juste momentanément par rapport aux divers courants islamistes. Cette force politique coalisée mobilisera toutes ses potentialités pour faire avorter le scrutin avec la volonté d’imposer l’alternative politique de l’assemblée constituante précédée d’un triumvirat provisoire à la tête de l’Etat. Elle élabora une plateforme politique social-libérale dite ‘’de l’alternative démocratique’’. Dans son bras de fer faire avec l’Etat-major de l’A.N.P. gérant de facto la transition, elle se coalisera avec le courant islamiste, principalement le mouvement ‘’Rachad’’ pour saborder l’échéance du 4 juillet 2019. Cette réorientation du cours du « Hirak » se basera sur des objectifs qui ne feront plus l’unanimité et ne rassembleront plus la majorité des gens. Mais l’événement de la coupe d’Afrique créera une accalmie et la victoire de l’Algérie, dont l’équipe nationale soutenue à fond et par tous les moyens du pouvoir d’Etat provisoire animé par l’Etat-major de l’A.N.P., isolera la force de la nouvelle alliance politique de l’opposition.
L’intrusion par effraction discrète de l’emblème berbère en dehors de la Kabylie s’était faite progressivement, par tâtonnement dans certaines villes, dans la phase première du « Hirak ». Elle constitua une désorientation vers le champ de la revendication identitaire engendrant des frictions parmi les masses populaires qui hisseront le drapeau national à toute occasion, réaffirmant le caractère national et patriotique du mouvement populaire. Ce dernier démontrera aussi son soutien au peuple palestinien, comme il en avait l’habitude auparavant, en faisant cohabiter le drapeau de la Palestine avec celui de l’Algérie.
Le « Hirak » connaitra une troisième phase après l’échec du torpillage du scrutin présidentiel qui, relativement sauvegardera momentanément dans une situation encore fragile, l’institution présidentielle et se terminera avec la crise sanitaire du coronavirus. L’usage de la violence de certaines forces islamo-berbériste dans l’émigration et en Kabylie marquera la transition à celle-ci. Il connaitra une mobilisation particulière à Alger le 21 et 22 février 2020, soit à l’occasion de la commémoration de la date symbolique et historique du soulèvement populaire. Comme pour la seconde phase qui avait les prémisses de ses tendances dans la première, celle-ci avait les siennes dans la phase précédente. Le décès du chef d’Etat-major donna lieu à un cortège funèbre national large et insoupçonnable avec principalement un contre-mot d’ordre ‘’Gaïd Salah ma3a Echouhada’’ à celui des manifestations précédentes ‘’Gaïd Salah ma3a elkhawana’’. La prééminence passera cette fois-ci aux islamistes, avec Rachad en tête, alors que la dite alternative démocratique domina relativement la seconde phase. La printanisation du « Hirak » deviendra sa caractéristique principale depuis la veille du scrutin présidentielle et s’aggravera encore plus jusqu’à sa suspension forcée à la mi-mars 2020.
Pendant cette troisième phase du « Hirak » l’Etat néocolonial (la France), principal soutient des forces dominantes parmi les manifestants contre la tenue du scrutin, après avoir soutenu jusqu’au bout la sainte alliance Bouteflika-Toufik, sera obligé de faire un repli tactique. La fermeté du pouvoir algérien sur la souveraineté nationale, et son action diplomatique feront échouer toutes les tentatives d’ingérence flagrantes et lui imposeront de changer son ambassadeur (ex-patron de la D.G.S.E.) qui s’était trop compromis avec les réseaux du lobby de la ‘’FrançAlgérie’’. Il faut être naïf pour croire que la partie est définitivement gagnée sur ce front qui constitue le plus grand danger de la ‘’printanisation’’ concernant le « Hirak » en Algérie et son prolongement par rapport aux réseaux liés à Otpor, le N.E.D., U.E. et autres officines (Sionisme, Islamisme, Maroc …) qu’il ne faut pas sous-estimer. L’histoire nationale nous enseigne, loin de tout complotisme, que la troisième force néocoloniale dans toutes ses variantes qui s’était infiltrée au sein du F.L.N.-A.L.N. dès l’année 1961, malgré souvent les divisions secondaires entre les éléments de ses réseaux, avait réussi à constituer une relève sur laquelle s’appuiera la France pour maintenir l’Algérie dans son giron géopolitique, économique et culturel sous des rapports de domination de type néocolonial. Les noyaux dynamiques de cette relève était à l’avant-garde du « Hirak » dans sa seconde phase, s’appuyant sur l’Etat néocolonial français aussi bien en Algérie que parmi l’émigration en France et la diaspora en général.
L’élection présidentielle du 12 décembre 2019, dont Abdelmadjid Tebboune a été proclamé largement lauréat par rapport aux autres candidats, dans un rapport de force serré, démontre qu’aucun prétendu représentant d’une force politique quelconque n’était capable d’être élu au suffrage universel, dans le marasme politique hérité du pluralisme de façade et du long règne du régime bouteflikien. Le coup de pousse provenant du noyau dur du commandement de l’A.N.P., avec le consentement des autres candidats, s’imposa à cause de la perturbation de ce scrutin par la contrainte, surtout en Kabylie et en France, et la fissure créée par le clan du général Wassini Bouazza dans la cohésion du haut commandement militaire, soutenant en sous-main le candidat Azzedine Mihoubi.
La manière avec laquelle s’était déclenché ce sursaut populaire, qui avait dépassé les initiateurs anonymes, et dans sa première phase, refoulé les leaders de partis politiques de l’opposition officielle et du pouvoir, démontrera que jusqu’au tournant de sa seconde phase, après avoir éliminé le pouvoir de Bouteflika grâce à son alliance avec l’Etat-major de l’A.N.P., les masses populaires n’avaient aucune confiance à faire sur ceux qui ont émergé dans les manifestations et n’avaient pas besoin de ‘’héros’’ pour atteindre le but qu’elles s’étaient fixé dans un premier temps: L’avortement du projet humiliant du 5éme mandat et du prolongement du 4éme du pouvoir despo-népotique soutenu ouvertement par l’Etat néocolonial français ou son remplacement – dans le cadre d’un plan B – par celui d’un sosie représentant le renouvellement de l’alliance avec l’Etat profond. Une fois ce but commun atteint, il était prévisible pour tout observateur averti politiquement, que l’hétérogénéité sociale et politique de ce grandiose mouvement populaire ne pouvait plus permettre d’avancer dans la même direction avec les mêmes orientations et objectifs.
Oran, le 30 juillet 2020 – Boumediene Lechlech, Historien-chercheur.
Lire le texte intégral de la contribution sur le site de l’Institut Frantz Fanon