La révolution du 1er Novembre entre réalisations et déceptions Par Mohamed Tahar Bensaada
La commémoration du 61e anniversaire de l’insurrection du 1er Novembre 1954 coïncide cette année avec la montée des inquiétudes relatives aux conséquences de la chute des recettes pétrolières sur les équilibres macroéconomiques et la stabilité du pays. Les inquiétudes sont aggravées par les interrogations légitimes suscitées par les derniers changements effectués au sein des institutions militaire et sécuritaire. Le discours rassurant des plus hautes autorités du pays qui ne cessent d’insister sur le fait qu’il s’agit de changements normaux relevant des prérogatives constitutionnelles du président de la république ne passe pas. Les médias et les responsables de l’opposition continuent d’y voir un épisode supplémentaire dans la guerre que se livrent les différents clans au pouvoir dans la perspective de la succession présidentielle. Une succession que certains pensent imminente en raison de l’état de santé du président de la république.
Mais au-delà des servitudes d’une conjoncture inquiétante à plusieurs égards, la question relative au bilan de l’insurrection du 1er Novembre continue de nourrir les discours les plus contradictoires et les plus anachroniques. Il ne nous appartient pas ici dans cette courte contribution de nous substituer aux historiens qui auront à faire leur travail avec le recul et la sérénité nécessaires. Mais le devoir nous dicte de nous élever avec la plus grande détermination contre les discours révisionnistes tenus par certains pseudo-intellectuels et par des politiciens qui font dans l’alarmisme intéressé.
Commençons d’abord par relever que par respect pour la mémoire des nombreux martyrs tombés au champ d’honneur pour permettre à notre peuple de s’émanciper de la barbarie coloniale, aucune réalisation économique, aucun progrès social, aussi incontestables soient-ils, ne seront à la hauteur des espoirs et des promesses permis par la glorieuse insurrection du 1er Novembre 1954. Nous avons le droit d’être déçus des résultats auxquels nous sommes arrivés 60 ans après quand nous mesurons les sacrifices consentis et quand nous mettons en balance nos espérances et nos frustrations. Mais cela peut-il autoriser la surenchère, le défaitisme et le révisionnisme de ceux qui voudraient presque nous faire regretter l’époque coloniale ?
Essayons de reprendre la question à la racine. Quelle était l’ambition de ceux qui ont allumé l’étincelle du 1er Novembre 1954 ? Pour cela, il faut revenir à la Déclaration qu’ils nous ont léguée. Elle est claire et sans ambiguïté. L’ambition était de « restaurer l’Etat algérien, indépendant et souverain » d’abord et d’édifier ensuite » une république moderne, démocratique et sociale » qui s’inscrit à la fois dans « la perspective de l’unité maghrébine » et dans « le cadre des principes islamiques ». Pour autant que puisse être indépendant un Etat dans un monde globalisé, quel bilan objectif peut-on faire de la marche algérienne en vue de se doter d’un Etat indépendant et souverain ? Si on analyse la question en tenant compte de l’ensemble des paramètres géographiques, économiques, diplomatiques et militaires qui influent sur le degré d’indépendance et de souveraineté des Etats, force est de reconnaître qu’il est difficile de trouver un Etat du sud plus indépendant et plus souverain que l’Etat algérien. Il suffit de voir l’exceptionnelle diversification de ses relations économiques et militaires et de ses positions diplomatiques sur la scène régionale et internationale pour s’en convaincre. Bien entendu, comme tout phénomène politique, l’indépendance et la souveraineté en question sont sujettes à des pressions et des variations en fonction de la conjoncture géopolitique régionale et internationale mais aussi en fonction des luttes de clans au sommet de l’Etat qui s’appuient de manière contradictoire sur des tendances sociologiques lourdes.
En ce qui concerne l’ambition de fonder une « république moderne, démocratique et sociale » , la question mérite de plus amples développements en raison de la complexité et de la diversité des angles d’analyses qu’elle recommande. Commençons par l’ambition moderne et démocratique. Le slogan de la « révolution par la peuple et pour le peuple » qui reprend une devise de la révolution américaine n’a pas donné lieu à une « démocratie libérale » de type occidental mais plutôt à une « démocratie populaire » similaire par certains aspects au modèle soviétique même s’il faut se méfier des raccourcis politiques et des analogies de surface. Le régime autoritaire instauré au lendemain de l’indépendance s’est imposé à la faveur de circonstances historiques. On peut le déplorer mais est-ce une raison pour croire et faire croire que l’arrivée au pouvoir de la clique du GPRA aurait engendré comme par miracle une démocratie pluraliste et moderne ? Est-ce honnête de croire et faire croire que les chefs militaires des wilayas de l’intérieur qui voulaient chacun gouverner son fief dans un style féodal auraient par miracle mené l’Algérie vers une république moderne et démocratique s’ils n’avaient pas été défaits militairement par l’armée des frontières du colonel Houari Boumediene ? Il est plus facile de mettre l’autoritarisme du régime politique algérien sur le compte de quelques dirigeants politiques assoiffés de pouvoir ou de telle ou telle institution en particulier à l’exclusion des autres que de reconnaître ses liens organiques avec les tendances lourdes qui structurent la société algérienne et ses nombreux archaïsmes comme on peut s’en rendre compte en examinant la misère de la classe politique algérienne dont chacune des composantes se conduit aujourd’hui comme un parti unique.
Quant à la dimension sociale, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Quel est le pays au monde et plus particulièrement dans le sud qui consacre le quart de son PIB à la protection sociale ? La nationalisation des hydrocarbures, la démocratisation de l’enseignement, la santé gratuite, l’exonération d’impôts des petits paysans, les 8 millions d’écoliers, le 1 million et demi d’étudiants, les 700 000 stagiaires de la Formation professionnelle, les 7 millions de travailleurs et d’indépendants affiliés à la Sécurité sociale, les 72 barrages, les milliers de kilomètres de routes et de chemins d fer, les 170 000 titres de concession distribués aux agriculteurs par l’Etat, ne sont pas rien même si hélas ils ne peuvent faire oublier le gaspillage des ressources humaines et matérielles engendré par le système bureaucratique rentier et la mal-gouvernance des élites dirigeantes, l’exode de nos cerveaux poussés à l’exil par le mépris et l’absence de perspectives, le taux de déperdition de nos écoles, la transformation de nos hôpitaux en mouroirs indignes, l’infantilisation de la société civile… Les détracteurs du système diront que les dépenses sociales servent à acheter la paix sociale et c’est sans doute en partie vrai. Sauf qu’en politique, cette critique ne vaut pas grand chose dans la mesure où le système algérien est loin de constituer à cet égard une exception. Le modèle de l’ « Etat-providence » promu et chanté en Europe par la social-démocratie après la seconde guerre mondiale a essuyé des critiques similaires de la part de ceux qui y voient à juste titre une tentative de redéploiement du capitalisme et une « nouvelle forme de contrôle social ».
En ce qui concerne la perspective de l’unité maghrébine, il est vrai qu’elle n’a jamais été aussi loin mais force est de reconnaître que la responsabilité en incombe à tous les régimes maghrébins sans parler des interférences étrangères qui excellent dans le jeu de la division pour continuer à régner sur la région. Quant à l’expérience algérienne en matière de synthèse entre la modernité et les « principes islamiques » évoqués par la Déclaration du 1er Novembre, elle mérite sans aucun doute une discussion approfondie loin des raccourcis idéologiques simplificateurs servis aussi bien par les secteurs pseudo-modernistes qui cherchent à importer une laïcité française-qui est loin elle-même de bénéficier du consensus en Europe- au mépris des réalités nationales que par les secteurs qui cherchent à instrumentaliser un discours religieux anachronique dans leur quête de pouvoir et de contrôle sur une société en pleine mutation. Au demeurant, la synthèse en question constitue un véritable défi non seulement pour la société algérienne mais pour l’ensemble des sociétés arabes et musulmanes. A cet égard, force est de reconnaître que si l’Algérie n’a pas résolu l’équation de la modernité et de la tradition, et à ma connaissance aucun responsable algérien n’a prétendu une telle gageure, aucun courant idéologico-politique, à l’échelle du monde arabe et musulman, qu’il soit laïc ou islamiste, n’a proposé jusqu’ici une résolution à la hauteur des défis stratégiques et civilisationnels auxquels nous sommes confrontés.
Au moment où la commémoration de la date du 1er novembre nous invite à revisiter de manière critique les soixante dernières années parcourues par notre peuple dans sa marche vers la libération, n’oublions pas que ni le FLN ni l’Etat algérien n’ont le monopole des réalisations de cette épopée grandiose. Par ses sacrifices, son labeur, sa patience, son refus de se laisser entraîner dans la guerre civile dans la décennie noire et son adhésion au choix stratégique de la Réconciliation nationale, malgré les inconséquences et les carences de celle-ci, le peuple algérien a veillé et continue de veiller à sa manière au legs du 1er Novembre. C’est pourquoi, quelles que soient nos déceptions et nos désillusions légitimes d’aujourd’hui, il nous appartient de nous dresser comme un seul homme face à ceux qui voudraient nous entraîner sur le chemin du défaitisme et du révisionnisme. Et quand nous nous élevons contre les incohérences et les injustices que nous constatons dans la politique mise en œuvre par le gouvernement algérien, nous le faisons certes au nom du souci de Justice et des droits humains fondamentaux mais nous le faisons aussi par fidélité aux principes du 1er Novembre dans la mesure où toute injustice commise par le pouvoir à l’encontre de notre peuple risque d’alimenter ce défaitisme et ce révisionnisme.
Dans la lutte quotidienne pour la préservation et l’approfondissement des acquis de la Révolution algérienne, pour la sauvegarde de la paix civile et de l’unité nationale, pour une démocratisation qui n’ouvre la porte ni à une aventure théocratique ni à l’établissement d’une république néocoloniale à la botte des nouveaux Pieds-Noirs de la graine de Benghabrit et Consorts, pour l’accélération de notre entrée dans l’ère de la révolution numérique, des énergies renouvelables et des biotechnologies par la création de milliers de start-up en partenariat avec les compétences de la communauté algérienne à l’étranger, n’oublions pas que les acteurs qui ont déclenché l’étincelle du 1er Novembre n’avaient rien quémandé à personne. Ils ont compté sur Dieu et sur eux-mêmes dans l’espoir que le peuple répondra à leur appel du cœur. C’est dire qu’au lieu de se contenter de dénoncer et de critiquer, il faut aussi s’interroger sur sa propre responsabilité au sein de la société civile. Que faisons-nous pour nous approprier les sciences et les technologies de notre époque qui constituent plus que jamais le garant de la survie des nations ? Qu’avons-nous donné à l’Algérie, nous, qui ne cessons de lui demander tant de choses ? Avons-nous seulement acquitté notre dette à son égard, nous qui avons eu la chance d’étudier et de vivre grâce à notre intelligence et à notre travail que ce soit à l’intérieur du pays ou dans la diaspora ?
Le 1er Novembre 2015