In Memoriam Les problèmes de la création théâtrale dans l’oeuvre d’Abdelkader Alloula
Par Aomar Guenaoui
Pour appréhender les lignes directrices et les objectifs de l’œuvre théâtrale de Alloula, il convient de se reporter à la période cruciale de l’indépendance de son pays et des premières transformations révolutionnaires (1) . Le théâtre algérien, d’emblée, assuma une fonction sociale importante dans cette
période.Les représentations se donnaient en plein air et de nouveaux publics reconstituaient la « halqa », la ronde traditionnelle qui entourait le goual, le meddah.
La démarche initiatique
Alloula fut amené à observer ces publics à la fois traditionnels et tout neufs, où les paysans dominaient. Assis à même le sol, les spectateurs délimitaient l’espace du jeu théâtral. Le décor dut s’alléger, s’effacer pour rendre possibles la visibilité et l’audition. Dans ce nouvel espace, le spectacle devint « autre » et toute forme aristotélicienne de l’action et de la scène s’abolit d’elle même mais plus encore, c’est l’attitude même des spectateurs qui impressionne Alloula.
Je vois Alloula et ses comédiens étonnés, ravis, heureux et décidés à apprendre pour revivre ces instants intenses de communion avec le public de notre pays, celui des campagnes profondes écrasées sous le soleil implacable ou reverdies par les pluies d’hiver. Je vois ce peuple hautain, astucieux, nerveux et sage, digne et fier : Quel meilleur maître pour un théâtre nouveau?!
La recherche et l’expérimentation
La démarche initiatique de Alloula l’a conduit à assumer un travail considérable d’investigation et de réalisation. Il estime d’ailleurs que son œuvre est toujours à l’état d’expérimentation. Il n’éprouve aucun sentiment de satisfaction et il veut continuer ses recherches. Tout d’abord, il persévère dans l’observation de la société algérienne car il désire saisir les caractéristiques qu’il intégrera dans ses créations. C’est la raison pour laquelle il fréquente les Aswaks (les marchés) les places publiques. Il y enregistre les conteurs, les meddahines. Il les observe, les photographie, il réfléchit sur le contenu de leurs dires.
Il veut, en prenant pour thèmes les problèmes des spectateurs trouver « les formes d’agencement de la représentation les plus à même de faire jouer à l’art théâtral son plus grand rôle social possible ». (4) Une idée fondamentale dans le travail de création : Le respect du spectateur. Aspirant à une communication profonde avec le spectateur, Alloula rejette toute tromperie, toute mystification, tout emploi de l’illusion ou de subterfuge. La représentation doit solliciter toutes les capacités d’invention, création, d’imagination du spectateur : Il privilégie les facultés intellectuelles de l’entendement plutôt que les réactions subjectives et sensorielles.
Dans la représentation, le spectateur doit intervenir en toute liberté. Comme Alloula a choisi le genre narratif, il évite la représentation de l’action. Certes, la fable existe mais il évite toute illustration de l’action. Il laisse au spectateur le soin de bâtir, selon son niveau de conscience, de connaissance, sa propre représentation. Il donne un exemple de sa manière de procéder dans une représentation de la pièce « LAGOUAL » « les dires », à Annaba. Après le spectacle, les travailleurs du complexe sidérurgique ont débattu de la pièce. Les trois comédiens étaient très fatigués, ils avaient développé trois longs monologues. Les spectateurs ont envahi la scène et mené un débat sans l’intervention des comédiens. Ils ont exposé « leur représentation de la représentation » le contenu en était beaucoup plus riche que la pièce elle même. Ici se retrouve une donnée essentielle de la démarche initiatique de Alloula, lors des premières représentations en public. Alloula met en valeur la richesse de la pensée et de la culture du public.
L’écriture
Fruit d’une expérimentation toujours recommencée, le travail d’écriture proprement dit prend beaucoup de temps . Alloula commence par réfléchir au contenu d’interviews, de discussions : Il s’agit d’une écoute approfondie qui le conduit à élaborer un premier canevas. Il n’hésite pas à discuter plusieurs fois avec les futurs spectateurs. Dès lors, il met plus de deux ans pour écrire une pièce. Le travail du metteur en scène s’imbrique dans celui de l’écrivain. Il discute avec les comédiens et ne progresse que par consensus, la participation des comédiens est pleine et entière.
Dans cette « fermentation » créatrice, la fonction du comédien change comme change la fonction du décor.Les éléments du théâtre classique conventionnel se transforment sans disparaître. Cette façon de travailler est le résultat d’un choix éthique et social, puisqu’il aboutit à créer les conditions d’une conscientisation historique et politique.
Dans le répertoire classique, lui-même, Alloula privilégie le raisonnement, l’argumentation et rejette la décision autoritaire du metteur en scène. Ce type de création requiert la pleine participation de tous ceux qui interviennent dans la représentation : auteur, metteur en scène, comédiens, techniciens et spectateurs. Il est à remarquer cependant que le texte de la pièce, le canevas, est toujours écrit par l’auteur, par Alloula. Il en sera de même dans les deux expériences de création collective qu’il a menées dans « El Meida » et « El Mentouj ».
La création collective
Les échanges constants entre le metteur en scène, les comédiens impliqués eux aussi dans la représentation en tant qu’éléments responsables, les spectateurs intervenant et discutant conduisirent presque naturellement Alloula à participer à des expériences de création collective qui furent réalisées dans le cadre des activités du théâtre régional d’Oran.
Dans une interview de 1979, Alloula donne un exemple typique de cette façon de procéder et de son implication personnelle. « Nous avons travaillé à partir du compte rendu d’étudiants qui avaient participé au volontariat de la révolution agraire ». A partir de ce compte rendu, nous avons procédé de façon collective. Le produit théâtral était soumis à ce qu’on appelle une analyse critique. Il s’agissait toujours d’une séance suivie d’un débat ouvert à tous les travailleurs du théâtre, aux animateurs et aux chercheurs…
L’analyse critique n’intervenait qu’après l’élaboration du texte. On se penchait sur l’art théâtral en même temps que sur les problèmes traités dans la pièce. Tous ces aspects étaient liés. De ces trois ans d’expérience de création collective sont sortis un ensemble de textes portant sur « l’organisation du théâtre »(5) . En fait, plusieurs méthodes de création collective peuvent être utilisées : travail de
réflexion, de commissions, apport personnel, enquêtes rapides ayant un objectif artistique et non sociologique (6). El Meida est une illustration de ce genre de méthode.
On peut donc qualifier les pièces de collectives comme on peut affirmer qu’il s’agit d’une création. Chacun y a apporté sa richesse intérieure, la vivacité de son esprit, l’authenticité de la culture populaire dont il est issu. Cette création dépasse la notion même de participation puisqu’elle implique un don, un apport qui va au-delà du simple partage de valeurs communes.
Il est à remarquer que la création collective n’est pas, pour Alloula, l’unique voie, la seule voie susceptible de revivifier le théâtre algérien. L’homme de théâtre entend bien utiliser toutes les ressources créatrices pour parvenir à ce but. Il a notamment utilisé la création collective dans le théâtre pour enfants.
Les influences
Certes, on peut déceler dans l’œuvre de Alloula des influences diverses : Brecht, Meyerhold, Piscator. Alloula reconnaît que Brecht, surtout, l’a marqué par sa conception de l’art théâtral et la profondeur de sa réflexion. « ( …de façon particulière, je considère que B.Brecht a été et reste de par ses écrits théoriques et son travail artistique, un ferment déterminant dans mon travail. J’ai presque envie de dire qu’il est mon père spirituel ». (7)
Il est à remarquer cependant que Alloula ne s’arrête jamais en chemin. Il veut poursuivre ses recherches personnelles, se défaire au besoin de toute influence pour avancer, toujours avancer dans la voie qu’il a tracée et qui s’enrichit sans cesse. Il voit notamment en Brecht un ferment, une incitation à poursuivre son œuvre.
Les temps se sont transformés et leurs apports nouveaux permettent aux créateurs de tracer des voies différentes, où s’exprime leur talent ou leur génie propre. On ne peut donc parler d’imitation, de référence pure et simple, « d’école » ou de tendance (8). Les recherches et la production théâtrales de Alloula sont profondément originales.
Notes
1 On sait que les Algériens donnent le mot de révolution à la conquête de l’indépendance du pays et aux
transformations qui suivirent, conduisant au socialisme algérien.
2 Alloula interview de janvier 1987.
3 Idem.
4 Idem.
5 Tradition théâtrale et modernité en Algérie par Roselyne Baffet. Éditions l’Harmattan, Paris 1985, p. 91-100.
6 Cette question a été developpée ci-dessus dans le chapitre 4 relatif au théâtre régional d’Oran (TRO).
7 Interview de Abdelkader Alloula « à propos de la pièce « Lajouad ». ( texte remis par A. Alloula à Aomar Guenaoui)