L’historien Daho Djerbal revient sur l’insurrection du 20 Août 1955 et le Congrès de la Soummam

20.08.2024. La célébration de la Journée du 20 Août est une occasion de revenir sur ces deux évènements historiques que sont l’insurrection du nord Constantinois d’août 1955 et le Congrès de la Soummam qui s’est tenu le même mois l’année suivante. Au-delà du discours officiel qui instrumentalise l’histoire à des fins de légitimation politique et des discours berbéristes qui ont fait du Congrès de la Soummam un mythe fondateur, il est important de de faire connaître les conclusions des historiens pour tenter de faire la part des choses. C’est dans ce cadre que nous reproduisons ci-dessous l’entretien accordé, il y a six ans, par l’historien Daho Djerbal à notre confrère El Watan.

Quel a été le poids historique du 20 août 1955 sur le cours de la Révolution ?

On peut dire que dès novembre 1954 à août 1955, la décision de lancer une lutte armée de libération n’était pas encore acquise au sein même de la population et aussi parmi les militants du mouvement nationaliste indépendantiste. L’affaire n’était pas conclue et les dés n’étaient pas jetés, d’autant que les premiers maquis, les premiers groupes armés n’ont pas envisagé la question du passage à l’acte dans la durée, dans un pays qui n’était pas préparé pour porter une lutte armée, cela devient une gageure, un défi difficile à relever. D’autant que la coordination entre les différentes zones n’était pas encore réalisée d’une manière organisée et constante.

Chacun s’est lancé dans l’aventure de la lutte armée sans avoir la certitude que cette dernière va se poursuivre et durer. L’autre enjeu était l’uniformisation de la lutte au sens organique du terme, la logistique, mais surtout qui porterait et supporterait ces militants insurgés et avec quels moyens…

Comme disait Lakhder Bentobal dans ses mémoires : «Nous pensions qu’on allait jeter la Révolution dans la campagne et qu’elle allait être portée par le peuple. Mais pour nous, le peuple était une simple notion.» Mais la réalité était tout autre. Le message qui était porté par les groupes armés n’était pas encore enraciné dans la population. Et le risque était que les premiers groupes puissent être découverts, éliminés et que l’idée de la Révolution allait disparaître.

L’autre enjeu était de savoir comment survivre dans un milieu où les militants n’étaient pas connus, parce que la plupart étaient des éléments de l’OS (Organisation spéciale) qui, dès 1947, n’étaient plus dans la circulation. Il leur fallait faire la preuve de leur appartenance à un mouvement révolutionnaire. Si nous n’avions pas cette vision en tête, on n’aurait pas compris le pourquoi et le sens du 20 août 1955, parti d’une décision absolument inimaginable et qui et devenue géniale par la suite.

Cette décision a-t-elle été prise en coordination avec la direction de la Révolution ou émanait-elle du Nord-Constantinois ?

Non. C’est une décision prise au niveau de la zone sous la direction de Zighout Youcef. Chacune des régions, Aurès, Kabylie, Algérois, Oranie avait ses particularités en termes de géographie, d’encadrement politique, d’armement… Donc, se pose la question du comment coordonner cet ensemble. La coordination n’a pas été pensée au départ.

Quand Zighout Youssef prend la succession après la mort de Didouche Mourad dans des conditions difficiles avec les grandes pertes des militants où il était dur de tenir, la donne a
changé. Zighout a réuni tous les responsables du Nord-Constantinois pour faire le point de la situation. Il se retire pendant trois jours avant de revenir avec une importante décision. «J’ai décidé, le 20 août, d’appeler tous les hommes valides ; nous allons occuper avec tout ce que nous avons sous la main les villes et villages, les fermes coloniales à Skikda, El Harrouch…», a-t-il annoncé à ses hommes. Etonnant ! Pour lui, il était urgent d’impliquer la population. Pas d’autre choix. C’est à ce moment là que la Révolution a pris un sens populaire.

Un tournant historique parce qu’à partir de cette date tout le monde a pris part à la Révolution. La France a commis une faute stratégique en réprimant toute la population. Elle venait de déclarer la guerre non pas aux seuls djounoud, mais à tout un peuple ; elle n’avait plus confiance en lui et le considérait dans sa totalité comme un ennemi. La France a fait en sorte que le peuple bascule tout entier dans le camp de l’insurrection. Le rapport de force s’inverse. Avant, la population offrait refuge aux maquisards ; après le 20 août, ces derniers protégeaient la population et lui offraient refuge dans le maquis. A mon sens, l’armée de Libération nationale est née ce jour-là comme armée du peuple.

Le Congrès de la Soummam qui vient tout juste une année après entre-t-il en résonance avec Skikda ?

Le Congrès de la Soummam était à la fois la réponse posée par 20 août 1955, et il va tenter d’uniformiser, d’organiser d’une manière systématique cette Révolution parce qu’il fallait lui donner un corps, des organes, des institutions, des règles de fonctionnement, des fondements juridiques, politiques, judiciaires…

Le Congrès va donner lieu à tout cela : des forces de sécurité, des registres d’état civil, des aides aux victimes de la Révolution. Le Congrès de la Soummam s’est penché sur l’administration et l’organisation pas seulement le quotidien des maquis mais aussi celui de la population. In fine, créer un gouvernement parallèle au gouvernement français. C’est l’embryon de l’Etat. Avec aussi une structuration de l’armée de libération en instituant des grades. Et là s’est posée brusquement la question des hiérarchies.

Guerre d’indépendance ou Révolution ?

La question de la Révolution se pose pour l’historiographie. On emploie les termes guerre d’indépendance, guerre de libération, alors que d’autres disent révolution qui est devenue une expression populaire mais à laquelle on ne donne pas toute sa portée. Du point de vue français, on utilise guerre d’indépendance pour réduire ce qui a été mené comme lutte à une indépendance pour l’Algérie uniquement. Or, si l’on revient à 1927 au congrès de Bruxelles, le point de départ, il s’est fixé comme objectif l’indépendance, la création d’une armée nationale — instrument de souveraineté —, l’élection au suffrage universel d’un Parlement — représentation citoyenne —, et enfin le retour des terres spoliées par les féodaux et les colons.

C’est une plateforme qui donne une dimension révolutionnaire à l’indépendance. Cette plateforme va revenir dans les textes du PPA, du MTLD, de Novembre, de la Soummam. Ceux qui ont fait la Révolution ont porté cette idée. Lutter pour une séparation totale de l’Algérie d’avec la France, mais cela ne suffisait pas. Seule compte une indépendance dont les bienfaits doivent revenir à ceux qui ont sacrifié leur personne et leurs biens, c’est-à-dire le peuple algérien. Le message de la Révolution était de dire aussi que la lutte armée ne se suffit pas à elle-même. Il s’agit de l’idée d’une Algérie libre, indépendante et souveraine dont le pouvoir doit revenir au peuple et non pas à une élite.

Ce n’est pas ce qui a été matérialisé après l’indépendance. Pourquoi et comment cela est-il arrivé ?

Quelques années après l’indépendance, nous avons eu affaire à un Etat qui s’est approprié de manière privative ce qui a été conquis par le peuple. Ce qui a été nationalisé a été privatisé par l’Etat. Il y a une injustice historique fondamentale sur laquelle repose la situation actuelle.

En 1962, on se retrouve avec une équation inversée. Qui a amené l’indépendance et qui en a profité ? Durant les premières années d’indépendance, il y a eu les nationalisations avec les décrets de mars sur les biens vacants, l’autogestion (gérer, administrer et gouverner), viennent ensuite les décrets de nationalisation des ressources du sol et du sous-sol.

Ce mouvement-là, parti d’un esprit révolutionnaire, a été suivi immédiatement, dès les années 70′ par une étatisation de ce qui a été nationalisé. Ce qui était bien public — au sens juridique du terme inaliénable et imprescriptible — est devenu propriété privée de l’Etat par un tour de passe-passe. La privatisation par l’Etat du bien national a créé une classe-Etat qui a pu s’installer dans la coquille laissée vide par le départ des Français.

Source : El Watan, 20 Août 2018