In Memoriam Saddek Hadjeres et la synthèse démocratique du social et du national

Par Mohamed Tahar Bensaada

Le 3 novembre dernier nous quittait Saddek Hadleres. Un géant du mouvement national algérien qui a consacré sa vie à une Algérie indépendante, souveraine, moderne, démocratique et sociale. Ce combat multidimensionnel, Saddek Hadjeres l’a mené à partir de ses positions idéologiques propres qui sont connues de tous. Ancien membre du bureau politique du parti communiste algérien (PCA) de 1955  à 1965 puis premier secrétaire du Parti d’avant-garde socialiste (PAGS) de 1966 à 1990, Saddek Hadjeres a représenté le principal courant de l’aile gauche du mouvement patriotique algérien. Le principal héritage de cette aile gauche est d’avoir lutté aux côtés des autres composantes du mouvement patriotique algérien pour l’indépendance nationale tout en veillant à donner à cette lutte un prolongement démocratique et social qui devait culminer à long terme dans une rupture avec le capitalisme et l’instauration d’une société socialiste débarrassée de l’exploitation de l’Homme par l’Homme.

Ce combat, Saddek Hadjeres l’a commencé durant la période coloniale. Il fut d’abord membre du MTDL avant de rejoindre le PCA à la suite de la crise dite berbériste de 1949. Dans cette phase, Saddek Hadjeres n’avait pas seulement à contrer le système colonial mais il devait également mener la lutte contre les positions sectaires des nationalistes du MTLD dont une aile droitière sous-estimait la lutte sociale et syndicale mais aussi contre la sous-estimation des spécificités nationales de la lutte anticoloniale du peuple algérien par de nombreux communistes européens fortement présents au sein des structures du PCA et de la CGT.

Après l’indépendance, Saddek Hadjeres et ses camarades ont continué leur combat pour la démocratie sociale. Dès l’accession du pays à l’indépendance, le régime autoritaire qui a été instauré par la force a été pris en otage par des forces réactionnaires qui ont poussé à l’interdiction du Parti communiste algérien. La répression qui s’est abattue sur les communistes et les syndicalistes et toutes les forces d’opposition continuera après le coup d’Etat du 19 juin 1965. Malgré la dure répression, les communistes algériens vont s’engager dans une lutte complexe dans la mesure où il fallait à la fois sauvegarder la stabilité du nouvel Etat-nation algérien qui constitue un acquis essentiel de la lutte d’émancipation nationale du peuple algérien et lutter pour conquérir de nouveaux acquis démocratiques et sociaux contre les tendances réactionnaires à l’œuvre à l’intérieur de l’Etat et de la société; A la tête du PAGS et malgré les dures conditions de la clandestinité, Saddek Hadjeres a symbolisé la ligne politique défendue durant cette période par les communistes algériens qui fut caractérisée notamment par un « soutien critique » au régime de Boumediene.

Ni l’interdiction du PAGS et de l’UNEA (Union nationale des étudiants algériens contrôlée à l’époque par les communistes), ni les arrestations et la torture n’ont détourné les communistes algériens de la lutte unitaire autour d’objectifs rassembleurs. Cette lutte patiente culmina au bout de plusieurs années sur le tournant de gauche de 1971 du régime de Boumediene qui se radicalisa progressivement sous la pression des conditions de la lutte nationale et internationale. Ce tournant fut notamment symbolisé par la nationalisation des hydrocarbures, la Révolution agraire et l’émergence d’un secteur public autour des noyaux des industries sidérurgiques et mécaniques que les communistes algériens ont soutenu de toutes leurs forces. Parallèlement à ces acquis socioéconomiques internes, l’Algérie confirmait sur la scène régionale et internationale son statut de soutien indéfectible aux mouvements de libération nationale et de leader des pays du Tiers-Monde en lutte pour un Nouvel ordre économique international plus juste.

Malgré les reculs enregistrés sous le régime de Chadli durant la décennie 80, le PAGS sous la direction de Saddek Hadjeres continua à défendre une ligne politique unitaire aux côtés de toutes les forces patriotiques qui agissaient de l’intérieur de l’Etat et à l’extérieur pour la sauvegarde des acquis nationaux et sociaux du peuple algérien qui étaient menacés par la nouvelle politique d’infitah encouragée à l’intérieur par la montée d’une nouvelle bourgeoisie parasitaire et de l’extérieur par les puissances impérialistes. Outre le combat pour la sauvegarde de l’indépendance nationale et du secteur public, les communistes algériens étaient mobilisés pour la défense des droits sociaux des travailleurs et les droits démocratiques. La lutte pour la démocratie syndicale fut symbolisée à cette époque par la lutte contre le fameux article 120 auquel la bureaucratie du FLN a eu recours pour imposer son contrôle sur les syndicats et les autres organisations de masse et pour chasser les communistes Cette lutte continua jusqu’au tournant d’octobre 1988 qui verra la lutte pour les libertés démocratiques devenir un axe central dans le mouvement social et populaire.

Cependant, la faiblesse de ce dernier après des décennies de chape de plomb qui sont venues s’ajouter à la violence coloniale qui a pratiquement vidé la société algérienne de ses forces vives n’a pas permis l’émergence d’une véritable convergence nationale-démocratique-sociale. Cela a facilité le travail des forces acquises à la libéralisation économique et à l’ouverture aux cercles néocolonialistes de prendre le dessus dans la fausse transition démocratique qui fut décrétée à partir de 1989.Pour marginaliser ce qui restait des forces patriotiques au sein du FLN et de l’Etat, des partis sectaires sur base religieuse et ethnique ont été agréés en violation de la Constitution. La police politique deviendra à partir de ce moment le seul et véritable laboratoire politique underground dans lequel étaient élaborées les grandes décisions du régime. Le FIS avec ses dérives anticonstitutionnelles fut instrumentalisé par la police politique pour briser le FLN et pour créer un climat sécuritaire propice à l’intervention clandestine des « sauveurs de la république ». La plupart des autres partis étaient noyautés par la police politique quand ils n’étaient pas tout simplement une création de cette dernière.

Le PAGS n’était pas préparé à ces nouvelles conditions de lutte. Avec la complicité de la police politique, une nouvelle direction s’est imposée au sein du parti et l’a mis au service de la coalition qui a pris le pouvoir le 11 janvier 1992 officiellement pour sauver le pays contre la barbarie intégriste (qu’elle a encouragée auparavant) alors que la réalité était beaucoup plus complexe. Sans sous-estimer le danger de la régression sociale et politique représentée par le FIS, Saddek Hadjeres, à l’instar d’autres dirigeants algériens acquis à une alternative démocratique pacifique,, comme Abdelhamid Mehri et Hocine Aït Ahmed, était convaincu que la société algérienne avait suffisamment d’anticorps pour combattre le virus intégriste sans tomber tomber dans la violence. Même s’il n’a plus fait partie d’aucune structure partisane à partir de cette date, Saddek Hadjeres a poursuivi son combat d’idées en vue d’orienter la lutte de la jeune génération de progressistes algériens qui étaient sommés durant la décennie noire de choisir entre la peste et le choléra, entre la violence aveugle des groupes islamiques armés et la répression féroce orchestrée par les généraux dits « éradicateurs » avec la complicité tacite de la France. Saddek Hadjeres fut un des rares dirigeants de l’ex-PAGS à refuser de tomber une lecture manichéenne et dans la diabolisation des islamistes en général et à soutenir parallèlement à d’autres forces patriotiques (FFS et FLN tendance Mehri) une solution politique et pacifique à la crise ouverte par la victoire du FIS aux élections législatives de décembre 1991.

Saddek Hadjeres continuera ce combat pour une alternative nationale démocratique et sociale jusqu’à l’irruption du mouvement populaire du Hirak du 22 février 2019 qui a fait tomber le régime oligarchique de Bouteflika. Les positions prises par Saddek Hadjeres dans les premières semaines du Hirak sont restées ancrées sur les principes fondamentaux qu’il a toujours défendus. Cependant la complexité du Hirak lui-même, qui était confronté à des infiltrations internes et externes très sophistiquées dans un contexte marqué par l’aiguisement des tentatives nationales et internationales de prendre le contrôle de l’Algérie sous couvert d’une « transition démocratique » manipulée par des forces agissant avec la complicité des cercles néocolonialistes français, n’a pas permis à Saddek Hadjeres, âgé et malade, de prendre toute la mesure de ce qui se produisait à ce moment en Algérie et des enjeux politiques de l’étape, d’où la sous-estimation du rôle joué par le commandement de l’ANP dans la mise en échec des provocations de certains groupuscules qui cherchaient une confrontation violente avec les forces de l’ordre dans le but de provoquer une sorte de remake du « printemps arabe » en Algérie ou encore la sous-estimation de l’alliance contre-nature entre le mouvement berbériste et les groupuscules liés à la mouvance de l’ex-FIS qui a failli faire dévier le Hirak vers une dangereuse perspective.

Mais au-delà de tous les points qui mériteraient une discussion approfondie, le plus grand enseignement que Saddek Hadjeres a laissé en héritage aux jeunes générations est bien celui de la synthèse nécessaire et vitale entre le social et le national. Cette synthèse ne peut plus dépendre de l’intervention extérieure et paternaliste d’une quelconque bureaucratie et à fortiori quand cette bureaucratie a été gangrenée par la corruption matérielle et morale du développement capitaliste. Seule une synthèse volontairement acceptée et intériorisée par les couches sociales qui vivent de leur travail et de leur intelligence pourra réaliser la convergence attendue entre les dimensions nationales et sociales qui sont intimement liées. C’est pourquoi le combat pour les libertés démocratiques et pour l’Etat de droit devient axial à condition qu’il ne soit jamais détaché des autres dimensions aussi essentielles : sauvegarde de l’indépendance et de la souveraineté nationales, défense du secteur public et défense de la nature sociale de l’Etat algérien qui sont aujourd’hui menacés par l’alliance entre la bourgeoisie compradore et les cercles impérialistes et néocolonialistes.

Dans cet hommage à la mémoire d’un grand militant de la cause nationale et sociale, c’est volontairement que je n’ai pas voulu entrer dans des discussions politiques qui sont pourtant nécessaires pour la clarification des enjeux des luttes présentes et futures en Algérie et je me réserverai ce devoir pour une prochaine fois, étant entendu que la discussion sans concession mais fraternelle comme l’autocritique par ailleurs, sont deux conditions nécessaires pour avancer dans le sens de l’élaboration d’une véritable alternative nationale, démocratique et sociale à la crise du système bureaucratique et rentier actuel qui est devenu une menace pour l’avenir de l’Algérie en tant que nation et société.

Mohamed Tahar Bensaada

Bruxelles, le 28 novembre 2022

Pour contacter l’auteur : mtbensaada@hotmail.com