Retour sur les questions posées par l’arrestation du journaliste El Kadi Ihsane Par Mohamed Tahar Bensaada

L’arrestation du journaliste El Kadi Ihsane et la mise sous scellés des locaux de Radio M ne peuvent laisser indifférents quelles que soient par ailleurs les lectures qu’on peut faire de l’évènement et les positions qu’on peut avoir par rapport à la ligne éditoriale de cette radio, à ses activités politiques assumées et à ses liens avérés avec des organismes internationaux (français surtout) qui activent en direction de notre pays dans le but évident d’influencer sa politique intérieure et extérieure. Je vais revenir dans cette contribution sur ce qui me paraît important à retenir pour le présent et surtout pour l’avenir immédiat pour à la fois protéger les libertés fondamentales et les acquis sociaux et préserver la sécurité de l’Etat algérien et les intérêts stratégiques du pays.

  1. L’arrestation du journaliste El Kadi Ihsane et la mise sous scellés de Radio M est d’abord un échec collectif pour nous tous Algériens et particulièrement pour ceux d’entre nous qui sont engagés dans la noble profession médiatique ou ceux qui sont censés accompagner juridiquement et déontologiquement l’exercice de cette profession en Algérie. A cet égard, je voudrais revenir sur l’échec et la responsabilité des autorités concernées. Si le financement international visé dans les accusations adressées par le procureur de la République près le tribunal de Sidi M’hamed est avéré (et sur ce plan, hélas, il est difficile de nier la véracité de ce fait qui a été amplement mis en évidence- documents et sources à l’appui – par le chercheur algérien Ahmed Bensaada dont on n’est pas obligés de partager toutes les positions politiques mais dont on ne peut mettre en doute l’honnêteté intellectuelle et la rigueur du travail effectué), on est en droit de s’interroger sur l’absence de réaction des autorités concernées (Ministère de la communication, services de sécurité, parquet) depuis 2014, année au cours de laquelle Radio M a été retenu dans le programme de financement et d’accompagnement EBTICAR-MEDIA lancé par Canal France International (CFI) directement lié au Quai d’Orsay. La même question se pose en ce qui concerne l’implication de Radio M dans le hirak aux côtés d’organisations algériennes et étrangères dont les activités s’inscrivaient directement dans le cadre d’une stratégie de « printanisation » visant à renverser un régime, autoritaire certes mais souverainiste et social, pour le remplacer par un régime vassal et néolibéral (le fait que des Trotskystes et des « socialistes » se prêtent à ce jeu aux côtés des ethnonationalistes du MAK et des islamistes de Rachad et des multiples clones « démocratiques » de l’Empire ne change rien à la donne) Les hypothèses sont nombreuses mais il n’est pas exclu que Radio M ait bénéficié d’un sursis calculé voire même de complicités au sein de l’une ou l’autre « institution ». Mais quand je parle de la responsabilité des autorités, cela ne signifie pas que j’élude celle du média concerné. Je ne ferai pas l’insulte à un journaliste comme El Kadi Ihsane en lui rappelant que le financement et l’accompagnement d’un organisme comme CFI ne saurait être neutre et qu’il s’inscrit dans le cadre d’un agenda néo-colonialiste à peine dissimulé. Bien-sûr, les opposants qui acceptent le soutien d’organismes publics et privés américains et européens pourront toujours rétorquer que c’est de bonne guerre, que l’Etat algérien lui-même ne se gêne pas pour appeler à la coopération de ces mêmes organismes et pourraient justifier leur recours aux fonds étrangers par la fermeture du robinet du gouvernement algérien qui distribue ses subsides de préférence aux organisations satellites. Cependant, les opposants algériens ne peuvent ignorer le fait que l’ingérence étrangère qu’ils sollicitent risque d’être payée très cher par notre pays, nation et société, et si vraiment ils avaient un doute à ce sujet, ils ont désormais devant eux les exemples affligeants de la Syrie et de la Libye.
  2. Les accusations adressées par la Justice algérienne à El Kadi Ihsane dépassent manifestement le cadre strict de l’exercice de la profession médiatique puisque le journaliste a engagé le média qu’il dirige, Radio M, dans des activités à caractère politique qui visent un changement de régime dans le cadre d’une option qui est loin de réunir le consensus en Algérie (la fameuse « période transitoire ») et avec le soutien de parties étrangères liées aux cercles néo-colonialistes et sionistes dont on ne peut en aucune manière attendre un quelconque bien pour notre pays à moins de tomber dans une conception naïve et infantile de la politique internationale. La question mérite une discussion approfondie loin des anathèmes et des excommunications réciproques auxquels nous assistons régulièrement sur la scène politique algérienne. Il ne s’agit pas de donner ici des leçons de patriotisme à qui que ce soit. Si des Algériens sont aujourd’hui politiquement divisés, la raison essentielle n’est pas qu’il y ait d’un côté des patriotes et de l’autre des traîtres. Certes, des traîtres, il en existe chez nous comme dans tous les pays du monde. Et quand on en a la preuve évidente, il faut les neutraliser au moyen de la loi dans l’équité et la transparence totale pour éviter les dérives qu’on a connues par le passé. Mais il reste le problème de la diversité des options politiques en concurrence. Des Algériens aiment leur pays de manière différente. Des Algériens ont des idées différentes sur ce qu’est la démocratie et sur comment y arriver. Dans une société moderne marquée foncièrement par des différences de toute nature, le conflit est naturel. Il ne faut pas le nier. Il faut savoir le gérer. Et pour cela, il faut un arbitre. L’arbitre reste en dernier ressort le peuple qui se dresse sur la scène internationale comme nation. Cette dernière restera une abstraction tant que son unité n’est pas incarnée par un Etat dépositaire de la souveraineté nationale mais le peuple reste la source fondamentale de cette souveraineté. En cas de crise grave comme cela s’est produit en 2019, il faut revenir au peuple. Le Hirak que certains ont cru enfourcher pour arriver au pouvoir était lui-même divisé. Quoi qu’en disent leurs auteurs, la « période transitoire », le « dégagisme » et l’hostilité à l’armée étaient loin de réunir le consensus populaire comme on a pu le constater par la suite. Les slogans nihilistes agités par certaines composantes du Hirak qui ne voulaient pas entendre parler d’élections sous prétexte qu’elles allaient être truquées, sont apparus aux yeux de nombreux Algériens comme un subterfuge pour une tentative de coup d’Etat qui ne disait pas son nom dans la mesure où cette « période transitoire » ne pouvait réussir qu’avec le soutien d’un clan revanchard soucieux de reprendre les positions perdues (les débris de l’ex-DRS pour faire court) et qui n’a pas hésité pour l’occasion à s’allier avec le clan Bouteflika et une puissance étrangère (la France). Il est curieux et paradoxal de voir que les forces qui s’autoproclament démocratiques en Algérie sont les premières à avoir peur du suffrage populaire et c’est la raison fondamentale qui explique que parmi ces forces il y en a qui sollicitent sans vergogne le soutien de puissances étrangères pour arriver à leur fin. Comme souvent la cause produit un effet qui devient à son tour une nouvelle cause. L’appel à l’ingérence étrangère qui était au départ un aveu d’impopularité et d’échec devient à son tour un facteur qui alimente l’hostilité de l’Algérie profonde à l’endroit de ces fausses élites démocratiques qui ne savent plus à quel saint se tourner pour continuer à bénéficier de leurs quotas politiques et de leurs rentes de position dans l’Administration, l’économie et la société.
  3. Si des élites minoritaires et visiblement conscientes de leur statut minoritaire au sein de la société sont obligées de recourir à des voies de fait et/ou à des soutiens étrangers pour arriver à leurs fins, que doit-on faire ? Les réprimer ? Mais comment dans ces conditions s’assurer que la politique répressive ne va pas s’étendre à tout ce qui dérange le pouvoir en place quelle que soit par ailleurs sa légitimité démocratique ? Comment s’assurer que l’Etat ne va pas tomber dans le piège des provocations posé par des forces agissant de concert avec des puissances étrangères à l’affût du moindre désordre pour justifier leur intervention dans le cadre du « devoir d’ingérence humanitaire » ? Si on veut en finir avec le cercle répressif qui risque d’enivrer les dépositaires de l’autorité et de donner des prétextes commodes à l’ingérence étrangère, force doit rester à la loi. Où finit la coopération normale avec des organismes publics et privés internationaux et où commence l’intelligence avec une puissance étrangère ? Seule la loi peut définir la frontière entre les deux. Si le fait de recevoir des fonds d’un organisme comme Canal France International (CFI) était à lui-seul un acte assimilé à un délit, il fallait le spécifier dans une loi ou dans un texte d’application clair et transparent et l’institution en charge de faire respecter cette loi ou ce décret se devait d’avertir les intéressés en prenant à témoin l’opinion publique nationale avant de recourir en dernier lieu à la répression.Et si le financement interne ou externe ne constitue un délit qu’en rapport avec des activités subversives mettant en cause la sécurité de l’Etat, il faut spécifier de la manière la plus détaillée possible ces faits dans les textes légaux pour éviter que les situations d’arbitraire dans lesquelles le pouvoir exécutif serait tenté d’instrumentaliser le pouvoir judiciaire à des fins politiques. Au demeurant, dans un Etat de droit, tant qu’une personne ou un groupe de personnes n’a pas recouru à la violence ni n’a planifié d’y recourir contre d’autres personnes ou contre l’Etat, la répression n’a pas de raison d’être. Certes, comme l’Etat de droit peut revêtir plusieurs formules constitutionnelles, d’autres faits que la violence peuvent être déclarés répréhensibles. A titre d’exemple, de vieilles démocraties ont ainsi admis dans leur arsenal législatif la poursuite judiciaire des discours à caractère raciste ou sexiste même s’ils ne sont pas accompagnés d’appels à la violence. Pour se défendre et défendre la société algérienne contre les tentatives visant son intégrité, l’Etat algérien peut parfaitement produire un arsenal législatif incluant de nouvelles matières qui se rapportent aux nouvelles menaces liées directement aux guerres de quatrième génération. Pour cela, il n’y a nul besoin de recourir à des procédures et à des méthodes qui rappellent tristement les pratiques scélérates d’une ère qu’on croyait révolue dans laquelle les services de sécurité agissaient comme un véritable « Etat dans l »Etat » au risque de renforcer le fossé existant entre l »Etat et la société et de nuire à l’image de l’Algérie sur la scène internationale, sans garantir par ailleurs une véritable stabilité à long terme que seul le respect du droit et la justice sociale peuvent assurer.
  4. En conclusion, l’arrestation du journaliste El Kadi Ihsane et la fermeture de Radio M posent des questions essentielles qui se rapportent aux lois justes et à l’indépendance du pouvoir judiciaire qui est en charge de leur application dans l’équité et la transparence totale. Elles posent également la question des limites morales et politiques que des médias alternatifs et des mouvements d’opposition doivent se fixer à eux-mêmes sous peine de porter atteinte à l’indépendance et à la souveraineté nationale sans lesquelles les Algériens perdront le contrôle sur leur destin collectif sans aucun espoir d’engranger en contrepartie la moindre liberté individuelle ni le moindre bien-être comme l’attestent les nombreux exemples des pays livrés au chaos après des guerres civiles fomentées avec la complicité des puissances étrangères qui se sont retirées dès lors qu’elles ont atteint leur but en mettant au passage à terre l’Etat qui assurait malgré tout l’ordre social. Jusqu’ici cette souveraineté nationale qui reste malgré toutes les imperfections une marque essentielle de la politique algérienne n’est pas encore arrivée à épouser fidèlement les contours les plus souhaitables de la souveraineté populaire pour des raisons historiques sur lesquelles nous ne nous attarderons pas ici. C’est une tâche immense qui attend les jeunes générations parce que de la réconciliation de la souveraineté nationale et de la souveraineté populaire dépend l’avenir de l’Algérie comme nation et société. Mais ce n’est pas une raison pour galvauder les slogans démocratiques ni pour chercher à écourter le chemin du changement démocratique par des compromissions avec des officines à la solde de puissances étrangères avides de profit et de domination et qui ne se soucient ni de leurs peuples ni des autres. Ce n’est pas non plus une raison pour abdiquer le difficile combat pour le changement démocratique en Algérie, un changement qui ne sacrifie ni le caractère social de l’Etat algérien qui demande à être défendu contre les menaces de libéralisation ni l’indépendance et la souveraineté nationale. Alors qu’aucun fait n’a été publiquement établi qui viendrait corroborer les accusations lancées contre El Kadi Ihsane, étant entendu que le simple fait d’avoir reçu des fonds étrangers ne signifie pas nécessairement qu’il y ait eu une participation active à un complot visant la sécurité de l’Etat, les thuriféraires du régime dans les médias et sur les réseaux sociaux ont déjà commencé leur danse vile et obscène en criant au loup et profitent de ce malheureux évènement pour tenter de nous convaincre qu’entre le paternalisme autoritaire d’un régime bureaucratique rentier et la compromission avec les centres de l’Empire qui veulent exporter en Algérie leur démocratie libérale, il n’y a aucune autre alternative.

Mohamed Tahar Bensaada – Institut Frantz Fanon

Le 30 décembre 2022

Pour contacter l’auteur : mtbensaada@hotmail.com

3 thoughts on “Retour sur les questions posées par l’arrestation du journaliste El Kadi Ihsane Par Mohamed Tahar Bensaada

  1. Ces organismes ne donnent pas « gratuitement » de l’argent sans retour (même des « petites sommes »). Peut-être pour les « beaux yeux » de ceux ou celles qui les perçoivent ? ‘‘qui paye l’orchestre choisit la musique’’ et la musique mercenaire n’est ni libre ni libératrice. Et ceux qui reçoivent de la NED/CIA, chantent l’air du FMI ! »

  2. Rappel :
    Plusieurs autres ONG algériennes ont bénéficié de financement américain par le biais de la NED (National Endowment for Democracy)
    • Le financement de la NED est voté par le Congrès …consacré à l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID). La NED reçoit également des moyens de multinationales américaines, telles que Chevron, Coca-Cola, Goldman Sachs, Google, Microsoft, etc. ainsi que d’institutions publiques comme la Chambre de commerce des États-Unis.
    • L’ancien directeur de la CIA, William Colby, déclarait en 1982, …« Il n’est pas nécessaire de faire appel à des méthodes clandestines. Nombre des programmes qui […] étaient menés en sous-main, peuvent désormais l’être au grand jour… ».

    Selon les publications du Dr Bensaada :
    1. Le Collectif des Familles de Disparus en Algérie (CFDA)….a bénéficié de la NED de la somme de 462 900 dollars (entre 2001 et 2014)…… À préciser que le CFDA et « SOS Disparus » mènent souvent leurs actions ensemble, dans des coalitions qui regroupent d’autres associations au profil similaire comme « Soumoud » et « Djazaïrouna ». En faisant un calcul d’épicier, en Algérie, cela fait en monnaie locale plus de 6 milliards de centimes !

    2. Le RAJ-Algérie (rassemblement-actions-jeunesse) a bénéficié de la NED d’un financement de 427 000 dollars entre 1997 et 2019. Soit plus de 5,6 milliards de centimes.
    3. La LADDH (Ligue des droits de l’homme Algérie) a bénéficié d’un financement de 117 000 dollars de la NED entre 2002 et 2010 (sauf en 2004). Soit plus de 1,5 milliards de centimes.
    4. Radio M financée par « Canal France International (CFI) » qui dépend du Quai d’Orsay. Entre 20 000 et 80 000 euros (soit entre 300 millions et 1 milliards de centimes). Pour cette radio, la somme est plus proche de 80 000 (selon Bensaada).

  3. « Si le financement international visé dans les accusations adressées par le procureur de la République près le tribunal de Sidi M’hamed est avéré …., on est en droit de s’interroger sur l’absence de réaction des autorités concernées (Ministère de la communication, services de sécurité, parquet) depuis 2014, année au cours de laquelle Radio M a été retenu dans le programme de financement et d’accompagnement EBTICAR-MEDIA lancé par Canal France International (CFI) directement lié au Quai d’Orsay »

    Depuis 2014 et même avant.
    On doit poser cette question à la 3issaba au pouvoir!
    Bouteflika surtout son frère, son clan et leurs réseaux y compris Rachadistes , ainsi que les milieux français, leurs « amis » qui encouragent la phase de transition, avaient laissé faire, parce que la subordination au néocolonialisme leur était nécessaire pour se maintenir au pouvoir !
    Les limites de la décence étant dépassées, le pouvoir ne pouvait laisser faire devant les preuves qu’il a dû avoir, d’autant que les réseaux sociaux reprochaient au gouvernement ce laisser-faire moribond !

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