MT Bensaada analyse le récent rapport de l’Otan sur le « risque Algérie »
Le récent rapport de l’Otan qui pointe du doigt notre pays est quelque chose de sérieux qui ne peut être ignoré. Pour bien comprendre les enjeux qui s’y rattachent, nous avons posé trois questions à Mohamed Tahar Bensaada de l’Institut Frantz Fanon.
Quelle est votre lecture du récent rapport de l’Otan qui s’inquiète du risque de voir l’Algérie utiliser le gaz comme une « arme géopolitique » et comment interprétez vous l’absence de réaction officielle de l’Algérie à ce rapport ?
La guerre en Ukraine a mis en évidence la dépendance de l’Europe par rapport au gaz russe. Même si la Russie n’a pas eu jusqu’ici recours à la décision extrême qui consiste à couper le gaz à ses clients européens, elle n’en a pas moins cherché à utiliser l’arme du gaz dans son bras de fer avec les pays européens membres de l’Otan, en les obligeant par exemple à payer leurs achats en roubles. Il n’en fallait pas plus pour que les pays européens cherchent une alternative au gaz russe. Dans ce contexte, l’Algérie s’est trouvée malgré elle au centre de cette nouvelle « guerre du gaz ». L’Algérie a ainsi accepté d’augmenter ses livraisons de gaz à l’Italie. Ces éléments ont poussé des observateurs internationaux à considérer que l’Algérie est un des pays bénéficiaires de la guerre en Ukraine. En effet, la nouvelle position de l’Algérie sur le marché gazier européen ne lui donne pas seulement des avantages économiques, elle lui permet également de consolider son statut géopolitique. Cette situation ne pouvait laisser indifférentes les parties qui voient d’un mauvais œil la politique étrangère et de défense de l’Algérie marquée par une indépendance indéniable. Ces dernières, qui n’ont jamais cessé de travailler dans les coulisses en vue d’affaiblir la position algérienne, attendaient leur heure. La récente crise diplomatique avec l’Espagne a constitué un bon prétexte pour ces parties pour lancer une offensive contre l’Algérie dans le but d’entretenir la méfiance de ses partenaires européens.
Officiellement, les autorités algériennes ne sont pas obligées de réagir à un document « confidentiel » dont des passages ont été révélés par une source officieuse étrangère. Ceci dit, l’Algérie aurait tort de ne pas prendre au sérieux ce rapport. Ce dernier mérite d’être analysé à la loupe.Il est normal que l’Otan s’inquiète de voir un pays non membre de l’Otan devenir pour ainsi dire un acteur majeur sur le marché énergétique européen. Il appartient à cet acteur (l’Algérie en l’occurrence) de rassurer ses partenaires. Au demeurant, l’Algérie n’a pas à prouver sa fiabilité en la matière. Même dans les pires moments de la décennie noire, l’Algérie n’a jamais failli à ses engagements en matière d’approvisionnement énergétique et ce fait est généralement reconnu par les partenaires de l’Algérie. Il reste que certains développements de la récente crise diplomatique avec l’Espagne et notamment la menace algérienne de cesser les livraisons de gaz à la partie espagnole si cette dernière venait à détourner celles-ci vers une autre destination (le royaume du Maroc dans le cas présent) ont pu être soit mal interprétés par certains cercles otaniens soit tout simplement instrumentalisés par des lobbies hostiles à l’Algérie qui n’attendaient que ce genre de prétexte pour tenter de discréditer l’Algérie sur la scène internationale.
Comment l’Algérie devrait-elle réagir à ce rapport et à tout ce qu’il peut cacher comme velléités anti-algériennes ?
Avant tout, il appartient à la diplomatie algérienne d’user de tous les canaux disponibles pour lever les malentendus et rassurer les partenaires, y compris le partenaire espagnol. Il ne faut pas oublier que quelles que soient ses dérives diplomatiques et ses entorses au droit international, l’Espagne reste un pays membre de l’Union européenne et de l’Otan et à ce titre elle ne pourra que compter sur la solidarité européenne et atlantique le moment échéant. Il faut notamment rappeler que dans l’éventualité où l’Espagne venait à changer la destination du gaz algérien, elle se serait rendu coupable d’une violation de ses obligations contractuelles. Dans ce cas, l’Algérie est en droit de prendre des mesures de rétorsion et cela reste du domaine de la législation économique sans rapport direct avec les enjeux géopolitiques en cause. Cependant, l’Algérie ne doit pas être dupe. Les inquiétudes exprimées dans le rapport de l’Otan en rapport avec un prétendu « risque Algérie » dépassent de loin ce qui se rapporte à la crise avec l’Espagne. Il y a un problème structurel que les responsables algériens se doivent de bien comprendre et de bien gérer. L’Algérie représente le dernier verrou souverainiste en Méditerranée. Au sein des états-majors occidentaux, le « non-alignement » algérien est diversement apprécié. Si pour certains, il signifie que l’Algérie ne doit pas être rangée bêtement dans le « camp russe », pour d’autres, le souverainisme algérien est un défi à contourner d’une manière ou d’une autre. L’Algérie n’a pas d’autre choix que de chercher à trouver une politique qui tienne compte de ces deux lectures. Depuis le tournant du 11 septembre 2001, l’Algérie a tenté cette politique d’équilibre. D’une part, les décideurs algériens ont cru à tort ou à raison que « la lutte internationale contre le terrorisme » pouvait constituer une plate-forme pour un nouveau partenariat avec les Américains et les Européens,, d’autre part, l’invasion de l’Irak en 2003 et l’interventionnisme occidental en Libye et en Syrie sur fond de « printemps arabe » ont inspiré à l’Algérie une méfiance légitime qui a donné lieu notamment à un programme de modernisation des capacités de l’armée algérienne, inauguré notamment avec ce qui a été appelé le « méga-contrat » avec la Russie en 2007 et ses développements ultérieurs en 2013 et 2018.
A votre avis, l’Algérie a-t-elle une autre alternative à sa politique actuelle d’indépendance et d’équilibre entre les puissances internationales antagonistes ?
Certes, il n’y a pas d’alternative crédible à la politique d’équilibre prônée par l’Algérie. Cependant, cette dernière gagnerait à être plus pro-active dans plusieurs directions. La meilleure police de sécurité de l’Algérie est son statut d’acteur majeur sur le marché énergétique européen. Pour cela, il faut que l’Algérie arrive à une capacité d’exportation d’au moins 60-70 milliards de mètres cube de gaz par an. L’Algérie ne pourrait réussir ce challenge sans l’accélération de sa politique de transition énergétique et de rationalisation de sa consommation interne. Les partenaires italien et allemand, qui ont un intérêt direct à cette transition, devraient être mis à contribution de manière plus intelligente et plus efficace. Il faut qu’on comprenne que la politique énergétique constitue aujourd’hui une question de sécurité nationale. Il y va de la survie de l’Algérie comme Etat, nation et société. Pour cela, tout doit être entrepris pour donner au groupe Sonatrach les moyens de son expansion et de son redéploiement, y compris en ce qui concerne le dossier de l’exploitation du gaz de schiste si la rentabilité économique et la protection environnementale sont assurées, loin des discours idéologiques surannés et du chantage pseudo-écologique brandi par certains lobbies dans le but de freiner le développement de l’Algérie. Bien entendu, le redéploiement de la politique énergétique doit s’inscrire dans une logique économique plus large basée notamment sur l’exploitation rationnelle des potentialités minières et agricoles de l’Algérie et son irruption sur les marchés internationaux des produits pétrochimiques, des engrais et de l’acier.
Par ailleurs, si elle ne veut pas attiser les convoitises et les mauvais plans des aventuriers de tous bords, l’Algérie doit renforcer d’urgence sa posture dissuasive, notamment en matière de dissuasion du faible au fort, et se débarrasser du complexe de « sur-armement » que les lobbies israéliens et makhzéniens cherchent à entretenir dans les médias et sur les réseaux sociaux. Il ne faut jamais oublier qu’au regard de son espace aérien et de ses frontières terrestres et maritimes, l’Algérie reste un pays largement sous-armé. La seule force réellement dissuasive est constituée par les sous-marins Kilo 636 et les vecteurs de défense aérienne. Ce n’est pas un hasard, si l’état-major espagnol a récemment pointé du doigt les sous-marins algérien. La même inquiétude a été exprimée récemment dans un rapport de la Commission de défense de l’Assemblée nationale française. L’Algérie ne devrait pas se laisser intimider par ces inquiétudes déplacées qui ont pour seule fonction de peser négativement sur les choix stratégiques des chefs de l’ANP. Au contraire, si elle veut se faire respecter, l’Algérie devrait renforcer ses capacités sous-marines par la création notamment d’une nouvelle base sous-marine à l’est du pays mais aussi ses autres vecteurs aériens et navals en partant de la règle qui veut qu’un pays non aligné a plus de servitudes en matière de défense nationale qu’un pays membre d’une alliance militaire internationale à l’instar de l’Espagne qui peut toujours compter sur la coopération de ses alliés. Certes, ces efforts ont un coût économique et c’est pourquoi une croissance à deux chiffres devient aujourd’hui un impératif sécuritaire. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans un monde où il faut absolument montrer ses dents si on ne veut pas avoir à s’en servir. Bien entendu, les défis sécuritaires posés à l’armée algérienne nécessitent avant toute chose d’investir sérieusement dans la ressource humaine à tous les niveaux : tactique, technique et moral. Si on ne donne pas un coup d’arrêt sec au clientélisme qui mine de l’intérieur les institutions nationales à tous les paliers (sélection et recrutement du personnel, promotion et plan de carrière) le meilleur armement ne servirait à rien. En effet, les entreprises de démoralisation, que les réseaux makhzéniens sous-traitent actuellement pour le compte de l’Empire et qui visent à miner le front intérieur et à porter atteinte à la cohésion entre la société algérienne et son armée, ne mériteraient même pas notre attention si elles ne venaient pas alimenter les sentiments d’amertume et de frustration engendrés par les abus à caractère bureaucratique qu’il convient de combattre fermement. En conclusion, je pense sincèrement que le rapport de l’Otan est une bonne chose parce qu’il va peut-être constituer un déclic et réveiller en Algérie les responsables qui ont pu être endormis par les déclarations lénifiantes des diplomates occidentaux qui ne ratent aucune occasion pour chanter le refrain de « l’Algérie partenaire fiable en matière de sécurité régionale » pendant que d’autres se préparent dans les coulisses à des scénarios moins plaisants.