L’Algérie dans le collimateur de l’Empire ?
Par Mohamed Tahar Bensaada
En l’absence de toute communication officielle émanant de la présidence de la république, la restructuration des services de renseignement par décret présidentiel; qui a vu notamment le départ à la retraite de plusieurs généraux influents, n’a pas manqué d’alimenter les plus folles rumeurs sur un bras de fer engagé entre le cercle présidentiel et le DRS en Algérie surtout après les déclarations fracassantes du secrétaire général du FLN, Amar Saadani, mettant en cause le chef du DRS, le général de corps d’armée Mohamed Mediene dit Toufik et dans lesquelles il l’appelle à démissionner. Réel ou exagéré à dessein par des pêcheurs en eaux troubles, ce bras de fer apparaît aujourd’hui comme le symptôme d’une crise autrement plus grave qui risque de déraper dangereusement à l’ombre de la mondialisation forcée et des manoeuvres des cercles franco-atlantistes qui ne désespèrent pas de mettre la main sur les richesses algériennes et d’imposer à l’Etat algérien un contrat de vassalisation.
La restructuration du DRS et les attaques contre son chef étaient trop synchronisées pour faire croire à une simple coïncidence. Elles ne pouvaient pas manquer d’ajouter de l’eau au moulin de ceux qui soutenaient ouvertement sur la place algéroise que les chefs du DRS auraient exprimé des réserves au sujet d’un éventuel quatrième mandat du président Bouteflika. Un quatrième mandat auquel poussent les membres de l’entourage présidentiel et leurs nombreux clients parmi les groupements d’intérêts qui ont profité des deux derniers mandats pour faire main basse sur de secteurs entiers de l’économie rentière.
En dénonçant les méfaits de l’interventionnisme du DRS dans la vie des partis politiques, le secrétaire général du FLN n’a fait que lever le voile sur des pratiques inhérentes au système politique algérien, pratiques sans lesquelles le sieur en question et ses semblables ne seraient pas là où ils sont aujourd’hui. Mais le timing des décrets présidentiels portant restructuration du DRS et les déclarations incendiaires de Amar Saadani ne laissent aucun doute quant aux mobiles véritables de cette soi-disant croisade démocratique en faveur de l’établissement d’un « pouvoir civil » en Algérie.
Les Algériens qui se méfient à juste titre des conséquences probables de cette guerre déclarée au sommet de l’Etat ne s’y trompent pas. Il s’agit avant tout d’une guerre pour le pouvoir et la rente et les arguments agités par les relais médiatiques des uns et des autres sont grotesques. Si le président Bouteflika avait voulu vraiment réformer le système politique algérien dans le sens de l’établissement d’un « pouvoir civil » comme le prétend Amar Saadani, il aurait pu le faire dès 2004 quand le retrait du chef d’état-major de l’armée, le général de corps d’armée Mohamed Lamari lui avait ouvert un boulevard politique et ce, d’autant plus qu’une constitution présidentialiste le lui permettait sans problème.
D’un autre côté, ceux qui ont accouru comme d’habitude au secours du DRS au nom de la défense de la stabilité et de la sécurité nationale et de la lutte contre la corruption ont vite oublié que le DRS a été le principal artisan du système bouteflikien depuis 1999 et que quand l’occasion s’est présentée pour une alternance politique en 2004, le DRS lui a barré la route en soutenant la reconduction de Bouteflika pour un second mandat contre la volonté du chef d’état-major de l’armée de l’époque. Pire, le DRS a laissé le président Bouteflika malmener la constitution en 2008 pour lui permettre de se présenter pour un troisième mandat en 2009.
Quant aux dossiers de corruption dont l’étalage médiatico-judiciaire en automne dernier a précipité la crise entre la présidence et le DRS, nul n’est dupe en Algérie. La corruption a été érigée en système de gouvernement. Tous les clans au pouvoir ont leurs clients respectifs. Si les proches du cercle présidentiel à l’instar de l’ancien ministre de l’énergie Chakib Khelil, ne sont pas innocents, les citoyens sont en droit de se poser des questions sur le fait que d’autres milliardaires de la république des cousins qui ont érigé des fortunes colossales dans des conditions suspectes, comme Isaad Rebrab, ne font pas l’objet de la une des médias soi-disant indépendants ni inquiétés par une Justice qui est tout sauf indépendante.
La dernière crise en date entre le cercle présidentiel et le DRS, si elle se confirmait, est venue dévoiler au grand jour la fragilité des mécanismes qui ont présidé jusqu’ici à la reproduction du système politique algérien et qu’il est grand temps de réviser pour aller vers une institutionnalisation plus forte digne d’un Etat moderne même s’il ne faut pas réduire cette dernière à une démocratisation de façade telle qu’elle est réclamée à cor et à cri par une classe politique pusillanime. Dans un élan populiste des plus démagogiques, cette dernière confond la démocratie avec un partage féodal du pouvoir entre des maquignons politiques dont l’existence se résume à faire du chantage à l’Etat à la veille de chaque scrutin pour avoir leurs quotas dans des institutions quasi-privatisées qui servent d’interface avec ceux qui confectionnent les appels d’offres publics, octroient les crédits bancaires et nomment aux postes de la fonction publique.
Mais aussi grave soit-elle, cette crise entre les deux centres névralgiques du pouvoir en Algérie, ne menacerait pas à ce point la pérennité de l’Etat algérien si elle n’était pas l’objet d’interférences étrangères sournoises mais profondes. Certes, le conseiller spécial du président, son propre frère, Said Bouteflika, dont le rôle politique dépasse de loin ses prérogatives officielles, n’aurait jamais pu faire tomber les têtes du DRS comme le prétendent ses adversaires, sans l’aval du commandement militaire qui a sans doute ses propres griefs à l’égard de cette institution sécuritaire. Outre les critères techniques et organisationnels auxquels a obéi cette opération sur proposition de l’état-major de l’armée algérienne, la restructuration du DRS risque, si elle n’est pas bien contrôlée, de converger avec les appétits des puissances étrangères qui ont toujours été irritées par l’interventionnisme de cette institution. Il suffit de se rappeler le fil de l’ambassade américaine à Alger dévoilé par Wikileaks décrivant le DRS comme « paranoïaque » et les campagnes soft des services français contre leurs homologues algériens via les médias mainstream ou via leurs sous-traitants africains pour se faire une idée plus exacte de la complexité d’un dossier que certains naïfs présentent sous le jour trompeur d’un combat donquichotesque entre la « démocratie civile » et la « dictature militaire ».
A cet égard, en se démarquant courageusement des grenouillages indignes que certains médias algériens se sont un plaisir malin de relayer, l’ancien maquisard de la Wilaya IV et membre fondateur du FFS historique, le commandant Lakhdar Bouragaa, s’est honoré en élevant le niveau du débat et en appelant les deux institutions présidentielle et sécuritaire à la retenue indispensable pour barrer la route aux pêcheurs en eaux troubles non sans avoir rappelé à l’occasion les menaces qui pèsent sur le pays dans une conjoncture géostratégique régionale des plus instables.
Il faut savoir qu’en Algérie, la stabilité relative retrouvée au prix fort après une décennie sanglante ne semble pas arranger tout le monde et des cercles d’intérêts internes et externes à l’affût de la moindre brèche n’hésitent pas à exploiter les incertitudes liées à la maladie du président Bouteflika et à la vacance du pouvoir qui s’en est suivie pour tenter de replonger le pays dans la spirale de l’instabilité et de l’anarchie au nom des mêmes slogans ravageurs qui ont conduit les pays voisins à leur triste sort actuel. L’enjeu géopolitique est clair: une Algérie forte capable de faciliter la mutualisation des potentialités actuellement en jachère en Tunisie et en Libye et de jouer un rôle de médiation en Egypte n’est pas une perspective réjouissante pour les cercles atlantistes qui parient sur l' »anarchie créatrice » et seraient peut-être même tentés de créer un nouvel abcès de fixation en Afrique du nord pour les bataillons de djihadistes dont la multiplication en Syrie commence à inquiéter Américains et Israéliens depuis que l’Empire a décrété leur fin de mission là-bas.
Malgré les prévisions pessimistes de certaines officines bien connues qui passent leur temps à annoncer l’effondrement de l’Algérie (On se rappelle à ce propos la fameuse sortie de Sarkozy en pleine guerre libyenne: « L’Algérie, vous m’en parlerez dans un an ») ce pays tient toujours. Les cercles hostiles à ce pays (le seul pays arabe, faut-il le rappeler, à avoir arraché son indépendance par une guerre de libération nationale qui a marqué profondément les structures sociales et les mentalités politiques et un des rares pays de la région qui continue malgré tout à résister même de manière inconséquente aux sirènes de la mondialisation et de l’atlantisme) savent pertinemment que même un genou à terre, l’Algérie continuera à résister et que pour la mettre hors combat, il faut la détruire et comme une guerre d’agression risque de souder son peuple et de le rendre plus fort, ils sont obligés de parier sur deux autres solutions.
La première consiste dans l’autodestruction en investissant notamment dans les troubles sociaux engendrés par l’incurie et la mauvaise gouvernance et les facteurs communautaires et ethniques comme ils cherchent à le faire actuellement dans le Mzab et comme ils ont tenté de le faire dans un passé récent en Kabylie mais en vain. C’est une solution qui consiste à reproduire les scénarios des différents « printemps arabes » quitte à l’adapter au contexte algérien. Mais outre les différences de taille entre la situation algérienne et celles des pays arabes qui ont connu des insurrections, le système algérien a des atouts en main pour éviter le pire. Non seulement, il peut compter sur des institutions sécuritaires solides mais il a une manne financière en réserve qui lui permet de jouer au pompier social le cas échéant. C’est pourquoi, les cercles impérialistes et leurs alliés locaux essaient en même temps une seconde solution plus soft. En faisant dans la désinformation systématique et l’intimidation, ils espèrent pousser l’Etat algérien (y compris les cercles patriotiques à l’intérieur du pouvoir) à des compromissions toujours plus grandes avec les groupes d’intérêts multinationaux et les puissances impérialistes dans l’espoir d’éviter leur courroux.
Dans cette stratégie de la déstabilisation soft qui s’apparente à un odieux chantage, les médias mainstream préparent déjà leur prochain plan de bataille. Après le fiasco politique de l’affaire des moines de Tibhirine, ils s’apprêtent à lancer un autre pétard mouillé. La prise d’otages qui a lieu en janvier dernier à In Amenas serait suspecte…au motif que l’Etat algérien avait auparavant refusé de déléguer la sécurité du site gazier aux compagnies multinationales et aux services étrangers ! Le deal proposé est clair: « Soit vous nous laissez tout contrôler chez vous, soit on vous accuse d’être les instigateurs de ce qui pourrait arriver » !
Autodestruction violente ou autodestruction « pacifique », l’Algérie est-elle condamnée à choisir entre la peste et le choléra? Au regard de ses potentialités matérielles et symboliques, l’Algérie dispose d’un réservoir de résistance inégalé dans la région. Reste à savoir si les forces vives de ce pays sauront ou non se hisser à la hauteur des défis qui leur sont posés et qui mettent aujourd’hui en jeu non pas le système politique tel qu’il a été fondé au lendemain de l’indépendance mais l’Algérie en tant que nation et société.
Les défis auxquels se trouve confrontée aujourd’hui l’Algérie sont graves et nul bricolage politico-institutionnel comme ceux auxquels on nous a habitués depuis octobre 1988 ne saurait se substituer à une profonde réforme pacifique, graduelle et consensuelle du système qui ne sacrifie ni l’indépendance et la souveraineté du pays ni ses acquis économiques et sociaux que des groupements d’intérêts voraces portés par la mondialisation et les cercles impérialistes cherchent à remettre en question avec la complicité d’une bureaucratie corrompue.
S’il se confirme que le président Bouteflika n’a plus les capacités physiques et intellectuelles d’exercer ses missions constitutionnelles, le quatrième mandat ne fera qu’aggraver les tendances autodestructrices à l’œuvre depuis au moins le troisième mandat. Face au danger que court le pays dans l’éventualité où ce quatrième mandat serait imposé au peuple sous le chantage de l’instabilité, aucune institution constitutionnelle ne saurait rester muette sans se discréditer et sans risquer de donner un grave coup à la crédibilité politique et diplomatique de l’Etat algérien à un moment où ce dernier a besoin de mobiliser toutes ses ressources politiques et morales pour faire reculer les dangers qui le guettent à l’intérieur et à l’extérieur.
A travers les réseaux sociaux, les Algériens se montrent inquiets à la perspective de voir cette crise entre la présidence et la DRS dégénérer en conflit susceptible de diviser l’Etat algérien et ses institutions. Dernier rempart de la République en cas de grave danger menaçant la nation, l’armée serait bien avisé d’écouter les pulsations de la société algérienne et envoyer un message clair à tous ceux qui mettent leurs intérêts claniques ou factieux au-dessus de l’intérêt supérieur du pays en mettant en garde notamment l’Administration contre toute dénaturation du prochain scrutin électoral qui s’avère d’ores et déjà décisif.
Sans outrepasser ses prérogatives constitutionnelles, l’armée algérienne pourrait servir de facilitateur pour qu’au-delà des alignements claniques montés en épingle par une presse spectaculaire et irresponsable, ce soit l’Etat algérien qui sorte vainqueur de cette épreuve. Il a fallu que le malheur vienne s’abattre sur le pays pour que le président de la république s’exprime enfin puisque suite au crash d’un avion militaire qui a fait plusieurs dizaines de victimes, il a décrété un deuil de trois jours et a profité de cette occasion pour condamner fermement, dans une lettre adressée au chef d’état-major de l’armée, toute tentative de déstabilisation de l’armée et de ses institutions, ce qui constitue un désaveu de la dernière sortie du secrétaire général du FLN. Il est trop tôt pour donner une interprétation de ce énième rebondissement dans cette crise grave mais l’espoir d’un compromis qui mettrait l’Etat algérien et la paix civile hors de danger reste permis. Sans plus tergiverser, le système politique algérien a aujourd’hui besoin d’un acte politique fort symbolisant son entrée dans un processus d’institutionnalisation et de démocratisation responsable qui viendrait renforcer l’Algérie dans son aspiration légitime à arracher la place qu’elle mérite, de par sa géographie et son histoire, dans une division régionale et internationale impitoyable.
Source: oumma.com, le 11 février 2014.